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— Toutes ces fenêtres sont noires. On dirait qu’absolument personne n’habite dans cette partie de la Citadelle.

— Tout rétrécit. On ne peut pas faire grand-chose. Moins de nourriture signifie moins de gens, jusqu’à ce que revienne le Nouveau Soleil. »

En dépit du froid, j’avais l’impression d’étouffer dans le fiacre. « Est-ce que c’est encore loin ? » demandai-je.

Roche pouffa.

— Tu es bien nerveux, on dirait.

— Pas du tout.

— Mais si, sûrement. Essaie de ne pas t’inquiéter. C’est normal. Ne t’inquiète pas d’être inquiet, si tu vois ce que je veux dire.

— Non, je suis parfaitement calme.

— Cela peut aller très vite, si tu préfères. Tu n’as pas besoin de parler à la femme si tu n’en as pas envie. Elle, ça lui est égal. Elle parlera, bien sûr, si tu le veux. C’est toi qui payes – en l’occurrence c’est moi, mais cela revient au même. Elle fera tout ce que tu voudras, dans des limites raisonnables. Si tu la frappes, avec les mains ou avec un instrument, cela te coûtera plus cher.

— Il y a des gens qui font cela ?

— Tu sais, il y a des amateurs. Je me doutais que tu n’en aurais pas envie, je ne pense pas que quiconque appartenant à la guilde le ferait, à moins d’être ivre. » Il fit une pause. « Ces femmes violent la loi ; elles ne peuvent se plaindre à personne. »

Dérapant de façon inquiétante, le fiacre quitta la ruelle pour pénétrer dans une autre, encore plus étroite, qui se dirigeait vers l’est non sans faire quelques crochets.

9. La Maison turquoise

Nous avions pour destination l’une de ces structures bourgeonnantes telles que l’on en voit seulement, du moins d’après ce que je crois savoir, dans les parties les plus anciennes de la ville. Tout un fouillis d’ailes en saillie avait poussé dans la plus grande confusion entre les bâtiments d’origine, illustrant les styles d’architecture les plus divers, avec des tours et des campaniles venus couronner ce qui n’était autrefois que de simples toits. Il avait davantage neigé dans ce quartier, à moins que la neige n’ait simplement continué à tomber pendant notre promenade en fiacre. Des masses toutes blanches, informes, encadraient un haut portique dont elles brouillaient les dimensions exactes, dessinaient des coussins sur les rebords des fenêtres, et, en posant un masque et des robes sur les cariatides de bois qui soutenaient le toit, semblaient nous promettre le silence, la sécurité et le secret.

De faibles lumières jaunes éclairaient les fenêtres les plus basses. Les ouvertures des étages étaient par contre toutes sombres. En dépit de l’épaisse couche de neige, quelqu’un de la maison avait dû entendre nos pas à l’extérieur. Ancienne et imposante, mais quelque peu délabrée, la porte s’ouvrit en grand avant même que Roche ait pu frapper. Nous entrâmes pour nous retrouver dans une petite pièce étroite conçue comme une boîte à bijoux, avec des murs et un plafond recouverts d’un capitonnage de satin bleu. Le personnage qui nous reçut portait des souliers à semelles épaisses et une robe jaune ; ses courts cheveux blancs, qui surmontaient un front grand mais bombé, étaient soigneusement peignés en arrière, et son visage imberbe était parfaitement lisse. Comme je passai devant lui en franchissant le pas de la porte, j’eus l’impression de regarder à travers une fenêtre quand mon regard croisa le sien. Ses yeux auraient tout aussi bien pu être en verre, tant ils étaient polis et dépourvus de veines apparentes ; on aurait dit un ciel d’été par temps de sécheresse.

« Vous avez de la chance, dit-il en nous tendant à chacun un gobelet. Il n’y a personne ici ce soir, en dehors de vous. »

Roche répondit : « Je suis sûr que les filles se sentent toutes seules.

— Elles le sont… vous souriez ; je vois que vous ne me croyez pas, mais c’est pourtant vrai. Elles se plaignent lorsque trop de monde se présente, mais elles sont tristes si personne ne vient. Toutes vont essayer de vous fasciner cette nuit, vous allez voir. Quand vous serez partis, elles voudront pouvoir se vanter d’avoir été choisies – sans parler du fait que vous êtes tous les deux jeunes et beaux. » Il resta un instant silencieux, et, sans avoir l’air de l’observer vraiment, regarda Roche plus attentivement. « Vous êtes déjà venu ici, n’est-ce pas ? Je me souviens de vos cheveux roux et de votre teint coloré. Dans les bandes de terre étroites du Sud, très loin, on trouve une tribu sauvage qui a pour esprit du feu un personnage qui vous ressemble beaucoup. Quant à votre ami, il a un visage d’exultant… C’est ce que mes jeunes femmes préfèrent par-dessus tout. Je comprends pourquoi vous avez pensé à l’amener ici. » Sa voix aurait pu être celle d’un ténor léger d’homme, ou un contralto de femme.

Une autre porte s’ouvrit ; elle était ornée d’un vitrail qui représentait la Tentation. La pièce dans laquelle nous pénétrâmes nous parut – certainement à cause de l’étroitesse de celle que nous venions de quitter – plus spacieuse que ce que les limites du bâtiment pouvaient contenir. Le plafond élevé était festonné d’un tissu qui me sembla être de la soie blanche, lui donnant des allures de pavillon d’été. Deux des murs comportaient une colonnade purement ornementale, faite en réalité de pilastres semi-circulaires en léger relief par rapport au fond bleu, et dont les architraves n’étaient qu’une simple moulure. Toutefois, tant que l’on restait dans le centre de la pièce, le trompe-l’œil était saisissant, et proche de la perfection.

À l’extrémité la plus éloignée de cette salle, face aux fenêtres, se trouvait une chaise à haut dossier ayant quelque chose d’un trône. Notre hôte s’y assit, et j’entendis presque aussitôt un tintement en provenance de l’intérieur de la maison ; installés sur des chaises plus petites, Roche et moi attendîmes silencieusement, tandis que se mourait le clair écho de la cloche. Aucun son ne provenait de l’extérieur, mais j’avais cependant l’impression de sentir la neige tomber. Le vin semblait vouloir m’aider à lutter contre le froid, et je finis de vider ma coupe en quelques gorgées. J’avais un peu la sensation d’attendre le début d’une cérémonie, dans notre chapelle en ruine, mais la chose me paraissait à la fois moins réelle et plus sérieuse.

« La châtelaine Barbéa », annonça notre hôte.

Une femme de haute taille entra. La dignité de son allure et la beauté, l’audace de ses superbes habits m’empêchèrent pendant un instant de prendre conscience qu’elle ne pouvait avoir guère plus de dix-sept ans. L’ovale de son visage était parfait, elle avait des yeux limpides, un nez petit et droit et une bouche minuscule dessinée de façon à paraître plus petite encore. Ses cheveux étaient si merveilleusement dorés que l’on aurait pu les prendre pour une perruque de fils d’or.

Elle vint se placer à deux pas devant nous et commença à tourner lentement sur elle-même, tout en prenant une multitude d’attitudes gracieuses. Je n’avais jamais encore vu, à l’époque, de danseuses professionnelles ; mais même maintenant, je ne crois pas en avoir admiré une seule qui ait été aussi belle qu’elle. Je suis incapable d’exprimer ce que je ressentis, tandis que je la contemplais dans cette pièce étrange.

« Toutes les beautés de la cour sont ici à votre disposition, dit notre hôte. Franchissant leurs murailles d’or, elles ont volé de nuit jusqu’à la Maison turquoise pour trouver, dans votre plaisir, la satisfaction de leur dépravation. »