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Dans l’état semi-hypnotique où je me trouvais, je crus un instant que cette énormité était vraie, et avancée sérieusement. Je dis : « C’est certainement faux.

— Vous êtes venus prendre du plaisir, n’est-ce pas ? Si un rêve vient lui ajouter quelque chose, pourquoi le bouder ? » Pendant ce temps, la jeune femme aux cheveux d’or continuait sa danse hiératique et dépourvue d’accompagnement. Le temps passait.

« Vous plaît-elle ? demanda notre hôte. La choisissez-vous ? » J’étais sur le point de dire – ou plutôt de crier, tant tout ce que j’avais pu rêver d’une femme venait de se matérialiser sous mes yeux – que je la voulais, mais avant que je reprenne mon souffle, Roche était intervenu. « Nous aimerions en voir d’autres », dit-il. La jeune femme mit aussitôt fin à sa danse, fit une révérence, et quitta la pièce.

« Bien entendu, vous pouvez en avoir plusieurs, séparément ou ensemble, si vous le désirez ; nous avons quelques très grands lits. » De nouveau, la porte s’ouvrit. « La châtelaine Gracia. »

Si différente qu’elle parût à première vue, elle me rappela néanmoins beaucoup la « châtelaine Barbéa » qui venait de la précéder. Sa chevelure, dont la blancheur égalait celle des flocons de neige qui tombaient lentement devant les fenêtres, faisait paraître son visage encore plus jeune, et son teint légèrement basané encore plus sombre. Elle avait, ou du moins me sembla avoir, davantage de poitrine et les lèvres plus pulpeuses. Et cependant, j’avais presque l’impression qu’il aurait pu s’agir de la même femme, après tout ; il aurait suffi qu’elle change de vêtements et de perruque et se passe du fond de teint dans l’intervalle de temps qui avait séparé la sortie de la première de l’entrée de la seconde. Mais c’était absurde car il avait été trop bref, et pourtant cette impression, comme bien des absurdités, comportait une part de vérité. Il y avait quelque chose de parfaitement identique dans les yeux de ces deux femmes, dans l’expression de leur bouche, dans leur port et jusque dans la fluidité de leurs gestes. Tout cela me rappelait une situation que j’avais déjà vécue (impossible de me souvenir en quel lieu), mais c’était néanmoins nouveau, et quelque chose me soufflait obscurément que celle que j’avais connue avant était préférable.

« Voilà qui m’ira très bien, dit Roche. Il faut maintenant trouver quelqu’un pour mon ami. » La fille au teint sombre, qui n’avait pas dansé comme la précédente, mais s’était contentée de rester debout, un très léger sourire aux lèvres, et de faire des révérences dans toutes les directions depuis le milieu de la pièce, laissa alors son sourire s’épanouir, vint vers Roche et commença à lui murmurer à l’oreille après s’être assise sur le bras de son fauteuil.

Au moment où la porte s’ouvrit pour la troisième fois, l’homme annonça : « La châtelaine Thècle. »

Je crus bien qu’il s’agissait d’elle, telle que je me la rappelais – mais je n’arrivais pas à comprendre comment elle avait pu s’échapper. C’est plutôt à force de raisonner que de l’observer que je finis par conclure que je m’étais trompé. Je suis incapable de dire les différences que j’aurais pu noter si elles s’étaient tenues côte à côte, mais celle que j’avais sous les yeux me paraissait nettement plus petite.

« C’est donc celle-ci que vous voulez », me dit notre hôte. Je ne me souvenais pas avoir parlé.

Roche se leva et s’avança vers l’homme, une bourse de cuir à la main, et expliqua qu’il paierait pour tous les deux. Je surveillai ses gestes tandis qu’il sortait les pièces une à une, m’attendant à voir briller un chrisos. Mais je ne vis que quelques asimis.

La « châtelaine Thècle » posa sa main sur la mienne. Le parfum qui émanait d’elle était plus fort que celui, plutôt léger, porté par la véritable Thècle ; il s’agissait pourtant de la même senteur, qui évoquait pour moi celle d’une rose qu’on brûle. « Viens », dit-elle.

Je la suivis. Nous parcourûmes un corridor mal éclairé, d’une propreté douteuse, et nous prîmes un escalier étroit. Je lui demandai combien de personnes de la cour venaient ici et elle s’arrêta, me lançant un regard oblique. Il y avait quelque chose dans l’expression de son visage qui aurait tout aussi bien pu être de la vanité satisfaite, de l’amour, ou encore cette obscure émotion que l’on éprouve lorsque ce qui a commencé comme une simple bravade devient un rôle. « Très peu sont venues ce soir à cause de la neige. J’ai fait le trajet en traîneau, avec Gracia. »

J’acquiesçai. Je savais pertinemment qu’elle venait d’arriver de l’une de ces rues minables qui entouraient la maison où nous nous trouvions ce soir, et très vraisemblablement à pied, un châle sur sa chevelure et le froid transperçant ses chaussures fatiguées. Mais sa réponse était plus riche de signification que la réalité : j’imaginai d’une manière bien plus vivante des destriers écumants qui bondissaient au milieu des flocons de neige, et dont la course était plus rapide que celle de n’importe quelle machine, le sifflement du vent, et les belles jeunes femmes au regard blasé, enfouies dans des fourrures de lynx et de zibeline noire se détachant sur le cramoisi des coussins de velours.

« Vous ne venez pas ? »

Elle avait déjà atteint le sommet de l’escalier, et je l’avais presque perdue de vue. Quelqu’un était en train de lui parler en l’appelant « ma très chère sœur ». Et quand j’eus parcouru quelques marches de plus, je la trouvai en compagnie d’une femme qui ressemblait étonnamment à celle, au visage en forme de cœur et au capuchon noir, que j’avais vue avec Vodalus. Elle ne me prêta aucune attention, et dès que je me fus effacé, elle descendit rapidement l’escalier.

« Vous venez de voir celle que vous auriez pu avoir, si vous aviez seulement attendu un instant de plus. » Un sourire dont j’avais appris ailleurs le sens se dessina au coin des lèvres de la courtisane.

« C’est tout de même vous que j’aurais choisie.

— Ça, c’est vraiment amusant – allons, venez donc, venez avec moi, au lieu de rester planté dans ce corridor rempli de courants d’air. Vous gardez une contenance parfaite, mais vous avez eu un regard de veau… Elle est jolie, n’est-ce pas ? »

La jeune femme qui ressemblait à Thècle ouvrit une porte, et nous nous retrouvâmes dans une chambre minuscule que remplissait un lit énorme. Une cassolette éteinte pendait du plafond, retenue par une chaîne d’argent. Dans un coin, un lampadaire diffusait une lumière rosée. Il y avait également une toute petite coiffeuse, surmontée d’un miroir, une garde-robe étroite, et tout juste assez de place pour circuler.

« Avez-vous envie de me déshabiller ? »

J’acquiesçai et m’approchai d’elle.

« Je dois vous avertir que vous devez faire attention à mes vêtements. » Elle me tourna le dos. « La robe se ferme par-derrière. Commencez à la déboutonner par le haut, au ras du cou. Si vous vous énervez et déchirez quelque chose, il vous fera payer pour cela. Vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas été prévenu. »

Mes doigts trouvèrent une petite agrafe et la détachèrent. « J’aurais pensé, châtelaine Thècle, que vous aviez une grande quantité de vêtements.

— C’est bien le cas. Mais voudriez-vous que je retourne au Manoir Absolu dans une robe déchirée ?

— Vous en avez certainement d’autres ici.

— Quelques-unes, oui ; mais je ne peux pas en laisser beaucoup dans un tel endroit. Il y a toujours quelqu’un pour accaparer mes affaires dès que je m’en vais. »

L’étoffe, sous mes doigts, me parut fine et de mauvaise qualité, alors qu’elle m’avait semblé riche et brillante dans la Salle bleue aux colonnes, en bas. « Ce n’est pas du satin, j’imagine, dis-je en dégrafant l’attache suivante. Ni de la zibeline ni des diamants.