Выбрать главу

— Bien sûr que non. »

Je m’éloignai d’elle d’un pas, touchant presque la porte du dos. Il n’y avait rien de Thècle en elle. Il n’y avait eu qu’une ressemblance due au hasard, à certaines attitudes et à un style de vêtements analogue. Je me retrouvai dans une petite pièce froide, en train de regarder le cou et les épaules nues de quelque pauvre jeune femme dont les parents acceptaient, peut-être avec reconnaissance, la part qui leur revenait des maigres pièces données par Roche, en faisant semblant de ne pas savoir où leur fille se rendait la nuit.

« Vous n’êtes pas la châtelaine Thècle, lui dis-je. Et qu’est-ce que je fais ici avec vous ? »

Le ton de ma voix avait certainement exprimé davantage de choses que je ne l’aurais voulu. Elle se tourna pour me faire face, et le tissu léger de sa robe glissa, dégageant ses seins. La peur se manifestait sur son visage en tics fugitifs semblables aux éclats lancés par un miroir ; elle avait déjà dû se trouver dans une telle situation auparavant, les choses ayant vraisemblablement mal tourné pour elle : « Je suis Thècle, me répondit-elle. Si vous voulez bien que je le sois. »

Comme je levais la main vers elle, elle ajouta précipitamment : « Il y a ici des gens pour assurer ma protection ; je n’ai qu’à crier. Vous pouvez me frapper une fois, mais vous n’aurez pas le temps de recommencer.

— C’est faux, lui dis-je.

— Si, nous avons des hommes ; ils sont trois.

— Il n’y a personne. Tout cet étage est vide et glacé – croyez-vous donc que je n’aie pas remarqué comme tout était silencieux ? Roche est resté en bas avec la fille qu’il a choisie ; peut-être a-t-il obtenu une meilleure chambre parce que c’est lui qui payait. Quant à la femme que nous avons rencontrée en haut de l’escalier, elle voulait simplement vous parler avant de s’en aller. Regardez. » Je la pris par la taille et la soulevai dans les airs. « Criez donc, maintenant. Personne ne viendra. » Elle garda le silence. Je la laissai retomber sur le lit, puis, au bout d’un instant, m’assis près d’elle.

« Vous êtes en colère parce que je ne suis pas Thècle. Mais j’aurais très bien pu l’être pour vous ; je le peux toujours. » Elle fit glisser la veste bizarre de mes épaules, et la laissa tomber. « Vous êtes rudement fort.

— Non, pas particulièrement. » Je savais que certains apprentis qui me redoutaient étaient plus vigoureux que moi.

« Si, rudement fort. Mais n’êtes-vous pas assez fort pour maîtriser la réalité, ne serait-ce qu’un petit moment ?

— Que voulez-vous dire ?

— Les personnes faibles croient ce qu’on les force à croire. Les personnes fortes croient ce qu’elles souhaitent croire, obligent les choses à devenir réalité. Qu’est donc l’Autarque, sinon un homme qui croit être Autarque et force les autres à le croire par la force de sa propre persuasion ?

— Vous n’êtes pas la châtelaine Thècle, répondis-je.

— Mais ne comprenez-vous pas… elle non plus n’est pas la châtelaine Thècle. Une femme que vous n’avez certainement pas eu l’occasion de voir – oh, je vois maintenant que je me trompe. Avez-vous été au Manoir Absolu ? »

Elle avait posé ses petites mains chaudes sur ma main droite qu’elle pressait tout en parlant. Je secouai la tête.

« Il arrive que des clients prétendent y être allés. J’ai toujours plaisir à les écouter.

— L’ont-ils vraiment vue ? »

Elle haussa les épaules. « J’étais en train de dire que la châtelaine Thècle n’était pas la châtelaine Thècle ; en tout cas pas la châtelaine Thècle que vous avez en tête, la seule qui vous importe. Je ne la suis pas non plus. Où se trouve la différence entre nous, dans ce cas ?

— Nulle part, j’imagine. »

Je lui dis, tout en me déshabillant : « Nous cherchons tous, malgré tout, à découvrir ce qui est réel. Qu’est-ce qui nous y pousse ? Peut-être subissons-nous l’attraction théocentrique… C’est du moins ce que disent les hiérophantes : qu’il n’y a que cela de vrai. »

Elle embrassa mes cuisses, consciente d’avoir gagné. « Êtes-vous réellement prêt à faire cette découverte ? Il vous faudrait avoir de grandes protections, ne l’oubliez pas. Faute de quoi, vous seriez livré aux bourreaux. Et vous n’aimeriez pas cela.

— En effet », lui dis-je en lui prenant la tête entre les mains.

10. La dernière année

Je pense que maître Gurloes avait prévu de m’envoyer régulièrement à la Maison turquoise, pour éviter que je ne me sente trop attiré par Thècle. Mais les choses se passèrent autrement : je laissai Roche empocher l’argent et n’y retournai jamais. La souffrance que j’y avais connue était trop délicieuse, et le plaisir trop douloureux ; et je craignis que mon esprit ne devienne à la longue autre que ce que j’en connaissais.

Et puis, il y avait eu ce curieux incident avant que je ne quitte l’endroit avec Roche ; l’homme aux cheveux blancs, accrochant mon regard, avait tiré de sa robe un objet pendu à son cou que j’avais tout d’abord pris pour une icône, mais qui, en réalité, était une fiole d’or en forme de phallus. Il avait souri, mais ce sourire, parce que je n’y avais trouvé rien d’autre que de l’amitié, m’avait effrayé.

Il me fallut quelques jours avant de pouvoir me débarrasser, quand je pensais à la vraie Thècle, de certaines impressions laissées par la fausse, par celle qui m’avait initié aux divertissements et aux plaisirs anacréontiques que partagent les hommes et les femmes. Peut-être le résultat de ma visite à la Maison turquoise était-il à l’opposé de ce que maître Gurloes avait prévu, mais je ne le pense pas. Je crois au contraire que je n’ai jamais eu aussi peu envie d’aimer l’infortunée châtelaine que pendant la période où ma mémoire était encore tout imprégnée de l’impression récente d’en avoir joui librement ; en revanche, plus je voyais clairement tout ce que la chose avait de mensonger, plus je me sentais poussé à rétablir les faits, et, à travers la vraie Thècle (quoique d’une manière à peine consciente à ce moment-là), poussé aussi vers l’univers d’antique savoir et de privilèges qu’elle représentait.

Les livres que je lui avais apportés devinrent mon université, et elle mon oracle. Je ne suis pas quelqu’un d’instruit : maître Palémon m’avait tout juste appris à lire, à écrire et à calculer, ainsi qu’enseigné un certain nombre de faits relatifs au monde physique et aux arcanes de notre guilde. Et s’il est arrivé que des personnes instruites me considèrent parfois sinon comme leur égal, du moins comme quelqu’un dont la compagnie ne leur faisait pas honte, c’est avant tout grâce à Thècle et à elle seule : la Thècle dont je me souviens, la Thècle qui vit en moi ; et aux quatre ouvrages qu’elle avait fait venir jusqu’à sa geôle.

Je ne parlerai pas de ce que nous lûmes et des propos que nous échangeâmes ; cette brève nuit ne suffirait pas pour en rapporter la plus petite partie. Pendant tout cet hiver, alors que la Vieille Cour était blanche de neige, je suis remonté des cachots avec l’impression de sortir d’un songe, et je m’étonnais de voir la trace de mes pas et mon ombre sur la neige. Thècle fut triste pendant toute la mauvaise saison, mais elle prit cependant beaucoup de plaisir à me parler des secrets du passé, des hypothèses qu’elle faisait sur les sphères supérieures, et des blasons de héros morts depuis des millénaires, ainsi que de leur histoire.

Vint le printemps, et avec lui fleurirent les lys striés de pourpre et parsemés de points blancs de la nécropole. Je lui en apportai, et elle me dit que ma barbe avait brusquement poussé comme eux ; à quoi elle ajouta que mes joues seraient plus bleues que celles de la moyenne des gens ordinaires. Le lendemain, elle me demanda pardon d’avoir tenu ces propos, et ajouta que de toute façon j’étais déjà davantage qu’un homme ordinaire. Avec la venue du beau temps et grâce aussi – j’imagine – aux bouquets que je lui apportais, elle retrouva un meilleur moral. Lorsque nous étudiions l’héraldique des anciennes maisons, elle me parlait de ses amies de même condition qu’elle et des mariages, bons ou mauvais, qu’elles avaient contractés ; comment l’une avait échangé l’avenir qui lui semblait promis pour une forteresse en ruine qu’elle avait vue au cours d’un rêve ; et comment une autre, avec laquelle, enfant, elle avait joué à la poupée, était devenue maintenant la maîtresse d’un domaine de plusieurs milliers d’hectares. « Et il faut qu’il y ait un nouvel Autarque et peut-être même, à un moment ou à un autre, une nouvelle Autarchie, voyez-vous, Sévérian. Les choses ne peuvent pas continuer éternellement de la sorte, même si elles peuvent durer très longtemps.