— Je sais bien peu de chose de la cour, châtelaine.
— Moins vous en saurez, plus vous serez heureux. » Elle resta un instant silencieuse, mordillant sa lèvre inférieure, délicatement ourlée, de ses petites dents blanches. « Au moment où les douleurs de l’accouchement commencèrent, ma mère se fit transporter par ses domestiques jusqu’à la Fontaine Vatique qui passe pour révéler l’avenir des nouveau-nés. Elle a prophétisé que je m’assiérais sur un trône. Théa a toujours été un peu jalouse de cette prédiction. Cependant, l’Autarque…
— Oui ?
— Il vaudrait mieux que je n’en dise pas trop. L’Autarque ne ressemble à personne. Peu importe la façon dont je peux parfois m’exprimer à son propos : il n’y a personne comme lui sur Teur.
— Je savais déjà cela.
— Dans ce cas-là, vous en savez suffisamment. Regardez ce passage. » Elle me tendit le livre brun. « Il y est dit que pour Thalélée le Grand, la démocratie – c’est-à-dire le peuple – souhaite être gouvernée par quelque pouvoir plus grand qu’elle-même, alors que pour Yrierix le Sage, le commun des hommes n’admettra jamais que quelqu’un de différent d’eux-mêmes tienne l’office le plus élevé. En dépit de cela, chacun est appelé le Maître Parfait. »
Je ne compris pas ce que cela signifiait, et ne dis rien.
« Personne ne sait vraiment quelle est la volonté de l’Autarque. C’est à cela que l’on en revient toujours. C’est la même chose pour le père Inire. La première fois que je vins à la cour, on me confia, sous le sceau du secret, que c’était le père Inire, qui, en réalité, déterminait la politique de la Communauté. Au bout de deux ans, un homme très haut placé – dont je ne peux même pas vous dire le nom – me dit que c’était bien l’Autarque qui régnait, même si tous ceux qui demeuraient au Manoir Absolu avaient l’impression que c’était le père Inire. Et finalement, l’an dernier, une femme dont le jugement m’inspire plus de confiance que celui de n’importe quel homme de ma connaissance, me souffla qu’en réalité il n’y avait aucune différence, car l’un comme l’autre étaient aussi insondables que les abysses pélagiques, et que si l’un prenait une décision pendant la nouvelle lune et l’autre quand le vent soufflait de l’est, personne, de toute façon, ne pouvait faire la différence. Je trouvai cette remarque fort avisée jusqu’au moment où il me revint qu’elle ne faisait que répéter quelque chose que je lui avais moi-même dit, six mois plus tôt. » Thècle n’ajouta rien, et s’allongea sur son étroite couchette, sa chevelure sombre se répandant sur l’oreiller.
« Au moins aviez-vous raison, lui dis-je, d’avoir confiance dans cette femme. Elle tenait son opinion de quelqu’un de particulièrement honnête. »
Elle murmura, comme si elle n’avait pas entendu ma remarque : « Mais tout cela est vrai, Sévérian. Personne ne sait ce qu’ils peuvent faire. Je pourrais tout aussi bien être libérée demain matin. C’est parfaitement possible. Ils doivent bien savoir, maintenant, que je me trouve ici. Ne me regardez pas comme cela. Mes amis parleront au père Inire. Peut-être même l’un d’entre eux mentionnera-t-il mon nom en présence de l’Autarque. Vous savez pourquoi on m’a amenée ici, non ?
— C’est à cause de votre sœur.
— Théa, ma demi-sœur, est avec Vodalus. On dit qu’elle est sa maîtresse, et je crois que c’est tout à fait possible. »
Je me souvins de la très belle femme que j’avais aperçue en haut de l’escalier, dans la Maison turquoise et lui répondis : « Je crois avoir vu votre demi-sœur, une fois. Je me trouvais dans la nécropole. Elle était accompagnée d’un exultant qui portait une canne-épée et qui était très bel homme. Il m’a dit s’appeler Vodalus. La femme avait un visage en forme de cœur et une voix qui me faisait penser au roucoulement des colombes. Était-ce elle ?
— Je pense que oui. Ils veulent qu’elle le trahisse pour me sauver, cependant, je sais qu’elle ne le fera pas. Mais quand ils auront compris cela, pourquoi ne me laisseraient-ils pas tranquille ? »
Je lui parlai d’autre chose jusqu’à ce qu’elle finisse par éclater de rire et me dise : « Lorsque vous serez promu compagnon, vous ferez le bourreau le plus cérébral de toute l’histoire, Sévérian ; vous avez un côté tellement intellectuel ! Quelle idée effrayante…
— J’avais le sentiment que vous preniez plaisir à ce genre de discussion, châtelaine.
— Seulement maintenant, parce que je ne puis sortir d’ici. Au risque de vous choquer, je dois avouer que je ne consacrais guère de temps à la métaphysique, à l’époque où j’étais libre. Au lieu de cela j’allais danser ou chasser le pécari avec des limiers courants. J’ai acquis les connaissances qui font votre admiration quand j’étais une petite fille et devais rester assise à côté de mon précepteur sous la menace de sa badine.
— Rien ne nous oblige à parler de ces choses, châtelaine, si vous n’y tenez pas. »
Elle se leva, et ensevelit son visage au milieu du bouquet que j’avais composé pour elle. « Les lys sont une meilleure théologie que les livres, Sévérian. Le paysage de la nécropole où vous les avez cueillis est-il beau ? Vous ne m’apportez tout de même pas des fleurs prises sur les tombes ? Des fleurs que quelqu’un aurait apportées ?
— Non ; celles-ci ont été plantées il y a bien longtemps. Elles repoussent tous les ans. »
La voix de Drotte nous parvint à travers le guichet : « C’est le moment de partir », dit-il. Je me levai.
« Pensez-vous que vous pourriez la voir à nouveau ? Je veux dire la châtelaine Théa, ma sœur ?
— Je ne crois pas, châtelaine.
— Si cela se produisait, Sévérian, lui parleriez-vous de moi ? Peut-être n’ont-ils pas pu la joindre. Il n’y aurait aucune trahison à faire cela – vous feriez simplement le travail de l’Autarque.
— Je le ferai, châtelaine. » Je franchis la porte.
« Elle ne trahira pas Vodalus, je le sais ; mais on peut toujours trouver un compromis. »
Drotte referma la porte et donna un tour de clef. Il ne m’avait pas échappé que Thècle avait omis de me demander comment il se faisait que sa sœur et Vodalus se soient retrouvés dans notre ancienne nécropole dont beaucoup de gens de leur caste ignoraient jusqu’à l’existence. Avec ses alignements de portes métalliques et ses murs dégageant un froid pénétrant, le couloir me parut tout sombre après la lumière de la lampe, dans la cellule. Drotte entreprit de me parler d’une expédition jusqu’à une tanière de lion menée en compagnie de Roche, sur l’autre rive du Gyoll. Mais il ne put complètement couvrir la voix de Thècle, dont la portée était affaiblie par la porte refermée et qui me disait : « Rappelez-lui l’époque où nous avons recousu la poupée de Josépha. »