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Les lys fanèrent comme le font tous les lys, et les sombres roses de la mort se mirent à fleurir. J’en coupai quelques-unes et les portai à Thècle ; leur pourpre tête-de-nègre était constellé de points écarlates. Elle sourit et récita :

Ici repose non Rose-la-chaste, mais Rose-des-grâces. Le parfum qui s’en élève n’est point celui des roses[2]

« Si leur odeur vous incommode, châtelaine…

— Nullement ; je la trouve suave. Je ne faisais que citer quelque chose que ma grand-mère disait souvent. La femme s’était déshonorée quand elle était jeune, ou c’est du moins ce qu’elle me racontait, et tous les enfants ont chanté ces deux vers à sa mort. Mais je les soupçonne d’être en vérité bien plus anciens, d’être d’une époque perdue dans le temps ; comme tout ce qui est à la source des bonnes et des mauvaises choses. On dit que les hommes désirent les femmes, Sévérian. Pourquoi méprisent-ils les femmes qui se donnent à eux ?

— Je ne crois pas que tous le fassent, châtelaine.

— Cette Rose superbe avait fait le don d’elle-même ; mais elle en a subi tellement de railleries que j’en ai entendu parler, alors que depuis longtemps sa tendre chair était redevenue poussière, avec ses rêves. Venez donc vous asseoir à côté de moi. »

Je fis ce qu’elle me demandait, et glissant sa main par le bas de ma chemise effrangée, elle la fit passer par-dessus ma tête. Je protestai faiblement, incapable de lui résister.

« De quoi avez-vous honte ? Vous n’avez pas de poitrine à cacher. Je n’ai jamais vu une peau aussi blanche contraster avec des cheveux d’un tel noir… Trouvez-vous que ma propre peau soit blanche ?

— Extrêmement blanche, châtelaine.

— C’est aussi ce que pensent les autres, mais elle est mate à côté de la vôtre. Il vous faudra fuir le soleil lorsque vous serez devenu bourreau, Sévérian. Il vous brûlerait affreusement. »

Elle avait aujourd’hui coiffé ses cheveux qu’elle laissait d’habitude librement retomber sur ses épaules, de telle sorte qu’ils faisaient comme une sombre auréole autour de son visage. Elle n’avait jamais autant ressemblé à sa demi-sœur Théa, et je la désirais avec une telle force que j’avais l’impression, à chaque battement de mon cœur, d’être un peu plus faible et sur le point de me sentir mal, comme si mon sang s’écoulait sur le sol.

« Pourquoi cognez-vous à la porte ? » Son sourire disait assez qu’elle avait compris.

« Je dois partir.

— Vous feriez mieux de remettre votre chemise auparavant ; je ne pense pas que vous souhaitiez être vu par votre ami dans cette tenue. »

Cette nuit-là, tout en sachant que ma tentative serait vaine, je me rendis dans la nécropole et passai plusieurs veilles à errer, dans le silence, au milieu des maisons qui abritent les morts. J’y retournai encore deux nuits de suite, mais Roche, la quatrième fois, m’entraîna dans une taverne de la ville, où j’entendis quelqu’un, qui avait l’air au courant, affirmer que Vodalus se trouvait très loin dans le Nord, caché dans les forêts prises par le gel, et attaquait les kafilas.

Les jours passèrent. Thècle avait maintenant la certitude qu’elle ne serait jamais mise à la question tellement sa captivité s’éternisait ; je lui fis porter par Drotte de quoi écrire et dessiner, et elle ébaucha les plans d’une villa qu’elle avait l’intention de faire construire sur la rive sud du lac Diuturna, endroit qui passe pour être le plus éloigné du cœur de la Communauté, mais aussi le plus beau. J’amenais se baigner des groupes d’apprentis, car je pensais que c’était de mon devoir, mais j’éprouvais toujours une certaine appréhension à plonger en eaux profondes.

Puis, d’une manière qui me parut soudaine, le temps devint trop frais pour que nous puissions aller nager ; nous nous réveillâmes un matin pour trouver le dallage usé de la Vieille Cour scintillant de gelée blanche et nous eûmes du porc frais dans nos assiettes pour le dîner – signe indiscutable que le froid venait de gagner les collines en dessous de la ville. Maître Gurloes et maître Palémon me convoquèrent.

Maître Gurloes prit la parole : « Nous avons reçu de plusieurs sources de bons rapports sur ton compte, Sévérian, et ton apprentissage est sur le point de s’achever. »

D’une voix qui était presque un murmure, maître Palémon ajouta : « Ton enfance est aujourd’hui derrière toi, comme est devant toi ta vie adulte. » Il y avait quelque chose d’affectueux dans la façon dont il avait dit cela.

« Exactement, continua maître Gurloes. La fête de notre sainte patronne se rapproche. J’imagine que tu as dû y penser ? »

J’acquiesçai. « Eata va devenir capitaine des apprentis après moi.

— Et toi ? »

Je ne comprenais pas où ils voulaient en venir ; voyant cela, maître Palémon demanda doucement : « Que vas-tu devenir, Sévérian ? Un bourreau ? Tu sais que tu peux quitter la guilde, si tu préfères. »

Avec assurance – et comme si je me sentais choqué à cette seule idée – je lui répondis que je n’avais jamais envisagé une telle éventualité. C’était un mensonge. Je savais, comme le savaient tous les apprentis, que l’on ne pouvait être définitivement membre de la guilde tant que l’on n’y avait pas consenti au titre d’adulte. Qui plus est, si d’un côté j’aimais la guilde, je la haïssais d’un autre. Non pas tellement à cause des souffrances infligées à des clients qui parfois étaient certainement innocents, ou qui recevaient des châtiments disproportionnés comparés à leurs crimes, mais surtout du fait qu’elle me paraissait être sans effet, n’avoir aucun résultat concret, et servir un pouvoir non seulement lui-même inefficace, mais en outre fort lointain. Je ne trouve rien de mieux, pour exprimer mes sentiments, que de dire que je la haïssais parce qu’elle m’humiliait et me faisait presque mourir de faim, et que je l’aimais parce qu’elle était mon foyer ; je l’aimais et la haïssais comme l’exemple même des vieilles choses, parce qu’elle était faible et semblait pourtant indestructible.

Je n’exprimai bien entendu rien de tout cela à maître Palémon, ce que j’aurais peut-être fait si maître Gurloes n’avait pas été présent. Il me semblait malgré tout incroyable que ma profession de foi, faite en haillons, puisse être prise au sérieux ; c’était pourtant bien le cas.

« Que tu aies envisagé ou non de nous quitter, intervint maître Palémon, cette possibilité te reste offerte. Bien des gens diraient que seul un fou, après tant d’années d’un dur apprentissage, pourrait décider de ne pas devenir compagnon dans sa guilde, le moment venu. C’est pourtant ce que tu as la liberté de faire. »

Et où irais-je ? Cette question, que je gardai pour moi, était la véritable raison qui me faisait rester. Je savais qu’un monde immense s’étendait au-delà des murs de la Citadelle, et qu’il commençait alors même que nous franchissions la porte de notre tour. Mais je n’arrivais pas à imaginer m’y trouver une place. Placé devant un choix entre l’esclavage et le néant de la liberté, je répondis : « J’ai été élevé dans notre guilde », car je craignais qu’ils ne répondissent à ma question silencieuse.

« En effet, dit maître Gurloes de son ton le plus solennel. Mais tu n’es pas encore bourreau, et tu n’as toujours pas endossé l’habit de fuligine. »

Sèche et ridée comme celle d’une momie, la main de maître Palémon vint prendre maladroitement la mienne. « Les initiés aux mystères de la religion disent souvent : On reste toujours un épopte[3]. Ils ne font pas seulement allusion à leur savoir, mais aussi à leur chrême dont la marque est ineffaçable précisément parce qu’elle est invisible. Tu connais notre chrême. »

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2

Ces deux vers ont été composés par un auteur anonyme à la mémoire de la belle Rosamond, favorite de HenryII d’Angleterre (N.d.T.).

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3

Initié aux mystères d’Eleusis, dans la Grèce antique (N.d.T.).