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Ces mots n’étaient pas sitôt sortis de sa bouche que quelqu’un se mit à crier. Trois volontaires s’avançaient dans l’allée conduisant au bord du creux du terrain. « Empêchez-les d’aller plus loin, Suzerain », grogna l’homme, qui chargea le cadavre sur son épaule. « Moi je prends soin de ça, et conduis Madame en lieu sûr.

— Garde-le », dit Vodalus. Le pistolet qu’il tendait refléta la lumière de la lune, comme aurait fait un miroir.

L’homme trapu resta bouche bée un instant. « Je ne m’en suis jamais servi, Suzerain…

— Prends-le, tu peux en avoir besoin. » Vodalus se baissa puis se redressa, tenant à la main une sorte de bâton sombre. Il y eut un bruit de métal frottant sur du bois, et une lame étroite, éblouissante, apparut alors. Il s’écria : « Prenez garde à vous ! »

Comme une colombe qui dominerait pendant quelques instants un arctotherium, la femme retira le pistolet brillant des mains de l’homme trapu, et tous deux s’enfoncèrent dans le brouillard.

Les trois volontaires avaient tout d’abord hésité. Mais maintenant, l’un d’eux s’éloignait vers la droite, un autre vers la gauche, afin d’attaquer de trois côtés à la fois. L’homme resté au milieu, et qui se tenait toujours sur le chemin fait d’ossements brisés, était armé d’une lance, et l’un de ses compagnons d’une hache.

Le troisième était le chef auquel Drotte s’était adressé devant le portail. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il à Vodalus, et de quel droit accordé par Érèbe venez-vous ici faire ce que vous y avez fait ? »

Vodalus ne répondit pas, mais la pointe de son épée semblait un œil qui allait de l’un à l’autre.

Le chef cria d’une voix râpeuse : « Allons-y tous ensemble, maintenant, il faut l’attraper ! » Malgré tout, ils avancèrent de façon hésitante, et avant qu’ils aient pu se rapprocher suffisamment, Vodalus bondit en avant. Je vis luire la lame de son épée dans la pénombre et l’entendis qui éraflait la pointe de la lance – bruissement métallique d’un serpent d’acier glissant sur une barre de ferraille. L’homme à la lance hurla et fit un saut en arrière ; Vodalus fit de même (craignant, je suppose, que les deux autres ne l’attaquassent par-derrière), mais il perdit l’équilibre et tomba.

Tout cela se passait dans le brouillard et la pénombre. Je sais l’avoir vu, mais pour l’essentiel, les hommes n’étaient guère que des ombres issues du néant – comme l’avait été la femme au visage en forme de cœur. Néanmoins, je me sentis touché. Peut-être était-ce la volonté de Vodalus de mourir pour la protéger qui me rendait la femme précieuse ; mais c’est certainement cette volonté qui enflamma mon admiration pour lui. Bien souvent depuis lors, je me suis tenu sur la plate-forme branlante dressée au milieu de la place du marché d’une ville, Terminus Est en position de repos devant moi, tandis qu’un misérable vagabond était agenouillé à mes pieds ; et quand j’entendais les murmures et les sifflements de haine de la foule, et ressentais un sentiment que j’appréciais beaucoup moins, l’admiration de ceux qui trouvent une joie malsaine dans les douleurs et le trépas qui ne sont pas les leurs, je me souvenais alors de Vodalus au bord de la tombe, et, quand je soulevais mon épée, j’arrivais presque à croire qu’elle allait frapper pour lui en retombant.

Comme je l’ai dit, il trébucha. J’eus la certitude, en cet instant, que ma vie venait de basculer du même côté que lui.

Les volontaires qui s’étaient placés de part et d’autre de Vodalus se jetèrent sur lui, mais il n’avait pas lâché son arme. Je vis luire l’éclair de la lame alors que son propriétaire était encore à terre. Je me rappelle avoir pensé combien j’aurais aimé posséder une telle épée le jour où Drotte devint capitaine des apprentis, et ce faisant, je m’identifiais à Vodalus.

L’homme à la hache, vers lequel il avait porté sa botte, recula ; mais le chef, armé de son couteau, continua d’avancer. Je m’étais relevé et regardais le combat par-dessus l’épaule d’un ange de calcédoine. Je vis le couteau s’abaisser et manquer d’une largeur de pouce Vodalus qui s’était écarté d’un mouvement de reptation. La lame se planta dans le sol jusqu’à la garde. Vodalus tenta de porter un coup à son assaillant, mais celui-ci était trop près pour la longueur de l’épée. Au lieu de s’écarter, le chef lâcha son arme et se saisit de lui comme un lutteur. Le combat se poursuivait tout au bord de la tombe ouverte – Vodalus avait vraisemblablement trébuché sur le tas de terre qui en provenait.

L’autre volontaire brandit sa hache mais hésita à frapper, car son chef s’interposait entre lui et Vodalus. Il fit le tour des deux hommes au sol, et se retrouva à moins d’un pas de l’endroit où je me cachais. Pendant qu’il changeait de place, je vis Vodalus se saisir du couteau et le planter dans la gorge du chef. La hache était sur le point de s’abattre ; je saisis la hampe juste en dessous du fer, presque par réflexe, et me trouvai d’un seul coup en train de lutter, donnant des coups de pied et de poing.

Tout fut fini en un instant. Le volontaire dont je tenais l’arme ensanglantée était mort, et son chef se tordait à nos pieds. L’homme à la lance s’était enfui, et son arme, devenue inutile, gisait en travers du chemin. Vodalus récupéra un fourreau noir qui se trouvait dans l’herbe et y glissa son épée. « Qui es-tu ?

— Je me nomme Sévérian. Je suis bourreau – ou plutôt je suis apprenti bourreau, Suzerain. Je fais partie de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence. » Je pris une profonde inspiration. « Je suis Vodalarien. L’un des milliers de Vodalariens dont vous ne soupçonnez même pas l’existence. » Je n’avais moi-même entendu ce terme que très rarement.

« Tiens. » Il me mit quelque chose dans la main, une petite pièce au toucher si doux que l’on aurait dit qu’elle avait été graissée. Je la gardai serrée dans mon poing, debout près de la tombe qui venait d’être violée, tandis qu’il s’éloignait à grands pas. Il disparut dans le brouillard bien avant d’avoir atteint le bord, et après un court moment, un atmoptère argenté, aussi effilé qu’un dard, passa en rugissant au-dessus de ma tête.

Le couteau, pour quelque raison, n’était plus planté dans le cou de l’homme, qui avait maintenant rendu l’âme. Peut-être l’avait-il lui-même arraché avant de mourir. En me baissant pour le ramasser, je constatai que la pièce était toujours dans ma main, et je la glissai dans une poche.

Nous croyons inventer les symboles. La vérité est que ce sont eux qui nous inventent ; nous sommes leurs créatures, nous sommes modelés par leurs arêtes dures et bien dessinées. Quand les soldats prononcent leurs vœux, on leur donne une pièce, un asimi frappé à l’effigie de l’Autarque, vu de profil. En acceptant cette pièce de monnaie, ils acceptent également les devoirs et les charges de la vie militaire : dès cet instant les voilà soldats, quand bien même ils ne connaîtraient rien au maniement des armes. J’ignorais encore tout de cette coutume, mais c’est une grande erreur que de s’imaginer ne pas être influencé par de telles choses parce que nous n’en savons rien ; et croire cela, en réalité, c’est croire en la forme la plus triviale et la plus superstitieuse de magie. Seul celui qui voudrait être sorcier met toute sa confiance dans le pur savoir et attend tout de son efficacité ; les personnes rationnelles, quant à elles, savent que les choses se produisent d’elles-mêmes ou pas du tout.

C’est ainsi que je ne connaissais rien, au moment où la pièce de Vodalus tomba dans ma poche, du dogme et des idées du mouvement qu’il dirigeait, mais je les appris rapidement, car ils étaient dans l’air. Comme lui, je haïssais l’Autarchie, sans avoir la moindre notion de ce qui pourrait la remplacer. Comme lui, je méprisais les exultants qui n’avaient pas osé se dresser contre l’Autarque, et qui lui accordaient les plus belles de leurs filles au cours des cérémonies de concubinage. Comme lui, je détestais le peuple pour son manque de discipline et de but commun. Parmi toutes les valeurs que maître Malrubius, qui avait été maître des apprentis lorsque j’étais un jeune garçon, avait essayé de m’enseigner, et que maître Palémon s’efforçait toujours de m’imposer, je n’en acceptais qu’une : la loyauté envers la guilde. Ce faisant, je restais parfaitement cohérent avec moi-même : tel que je ressentais la chose, il me paraissait tout à fait possible de servir Vodalus et de demeurer bourreau. C’est de cette manière que j’entamai le long voyage par lequel j’ai été acculé vers le trône.