Quoi qu’il en soit, je me réveillai non pas dans la pièce familière au plafond bas qui nous servait de dortoir, mais dans une cellule si petite qu’elle était nettement plus haute que large ; il s’agissait d’une cellule de compagnon, mais comme j’étais le plus jeune d’entre eux, on m’avait attribué la moins bonne de toutes, un cubicule sans fenêtre pas plus grand qu’un cachot.
J’eus l’impression que mon lit ondulait sous moi. Je m’accrochai aux rebords et le mouvement s’arrêta tandis que j’adoptais la position assise. Mais il recommença à chavirer dès que ma tête fut de nouveau sur l’oreiller. J’eus la certitude d’être complètement réveillé – puis celle de l’être à nouveau et de venir à l’instant de dormir. J’avais également conscience de la présence d’une autre personne dans ma cellule, et, pour je ne sais quelle raison, je m’imaginai que c’était la jeune femme qui avait tenu le rôle de notre sainte patronne au cours de la cérémonie.
Je m’assis de nouveau dans le lit qui tanguait. Un peu de lumière filtrait par-dessous la porte ; la pièce était vide.
Dès que je fus de nouveau allongé, la cellule se remplit du parfum de Thècle. La fausse Thècle de la Maison turquoise était donc venue. Je sortis du lit, et, manquant de tomber, réussis à ouvrir la porte. Mais le corridor, à l’extérieur, était désert.
Un pot de chambre avait été placé sous mon lit, et je le tirai précipitamment pour y vomir, le remplissant d’un mélange de vins, de viandes trop riches et de bile. D’une certaine façon, j’eus l’impression de commettre une trahison, comme si, en rejetant tout ce que la guilde m’avait donné au cours de la nuit, c’était la guilde elle-même que je rejetais. Toussant, secoué de sanglots, je restai un moment agenouillé auprès de mon lit, puis finalement, après m’être nettoyé la bouche, je réussis à me recoucher.
Il est certain que je me rendormis. Je vis la chapelle, mais ce n’était pas la ruine que je connaissais. Son toit entièrement restauré était élevé et rectiligne, et des lampes à l’éclat rubis pendaient du plafond. Les stalles du chœur étaient comme neuves et luisaient de cire ; l’ancien autel de pierre disparaissait sous un tissu en or. Derrière l’autel, s’élevait une superbe mosaïque bleue ; mais elle ne représentait rien, comme si un fragment de ciel sans le moindre nuage ou la moindre étoile était venu remplir la courbure des murs.
Je me dirigeai alors vers cette mosaïque en suivant l’allée centrale ; cependant, comme je m’en rapprochais, je fus frappé par le fait qu’elle était d’un ton beaucoup plus clair que le ciel véritable dont le bleu est presque noir, même par les plus belles journées. Mais comme celui que je voyais maintenant me paraissait splendide ! J’étais tout ému de le contempler. J’avais l’impression de flotter dans les airs, soulevé par tant de beauté ; je vis l’autel en dessous de moi, et sur celui-ci une coupe remplie d’un vin cramoisi, à côté d’un pain de la présence et d’un antique couteau. Je souris…
Et me réveillai. Dans mon sommeil, j’avais entendu des pas dans le corridor, et je savais les avoir reconnus, sans être pourtant capable de me souvenir qui les avait produits. Je m’efforçai de retrouver leur son ; mais ils n’étaient pas humains. C’était le bruit feutré d’un pied très souple, accompagné d’un frottement à peine perceptible.
Je l’entendis à nouveau, mais il était si léger que pendant un instant, je crus avoir confondu la réalité avec le souvenir de la chose ; mais le bruit était bien réel, allant et venant lentement dans le corridor. Cependant, la nausée revenait dès que je soulevais un peu la tête, et je restai donc allongé, me disant qu’après tout, il ne m’appartenait pas de contrôler les personnes qui déambulaient dans le couloir. Le parfum s’était évanoui, et j’avais beau être malade, je sentis le besoin de mettre fin à ma peur de ce qu’il y avait d’irréel dans la situation : j’étais de retour dans le monde des objets solides et de la lumière. Ma porte s’entrouvrit à peine, et maître Malrubius jeta un coup d’œil, comme pour s’assurer que j’allais bien. Je lui fis signe de la main et il referma la porte. Je mis un certain temps avant de me rappeler qu’il était mort alors que je n’étais encore qu’un petit garçon.
12. Le traître
J’avais un sérieux mal de tête le jour suivant et je me sentais malade. N’ayant pas à participer – grâce à une tradition depuis longtemps établie – aux corvées de nettoyage de la Grande Cour et de la chapelle, j’eus simplement à assurer le service des cachots. Le calme qui régnait dans les corridors du sous-sol, le matin, me fit du bien pendant un moment. Puis ce fut la ruée des apprentis dans les escaliers (parmi lesquels se trouvait Eata, une lèvre enflée mais un sourire de triomphe dans le regard) apportant le petit déjeuner des clients, composé avant tout des vestiges de viandes froides du festin de la veille. Je dus expliquer à plusieurs de nos clients que c’était le seul jour de l’année où ils pourraient en manger et pris soin de préciser à tous qu’il n’y aurait aucune mise à la question en ce jour, tout comme il n’y en avait pas eu pour le jour de Katharine la Bienheureuse. Même si nous recevions un ordre d’exécution en ces deux jours, la séance était repoussée. La châtelaine Thècle dormait encore ; j’ouvris sa cellule sans la réveiller, et posai simplement son plateau sur la table.
Vers le milieu de la matinée, j’entendis à nouveau des pas dans l’escalier, et je vis bientôt déboucher maître Gurloes, suivi de deux cataphractes, d’un anagnoste en train de lire ses prières et d’une jeune femme. Maître Gurloes me demanda si je disposais d’une cellule vide, et je commençai à lui décrire celles qui se trouvaient vacantes en ce moment.
« Dans ce cas, prenez cette prisonnière en charge. J’ai déjà signé les documents qui la concernent. »
J’acquiesçai et saisis la jeune femme par le bras. Les cataphractes me l’abandonnèrent, firent demi-tour et repartirent comme des automates d’argent.
Le raffinement de ses vêtements de satin, tout déchirés et salis qu’ils fussent maintenant, indiquait qu’elle appartenait à la classe des Optimats. Une écuyère aurait porté des étoffes plus fines, mais d’une coupe plus sobre, et personne, chez les gens du peuple, n’avait les moyens d’être si bien habillé. L’anagnoste tenta de nous suivre dans le corridor des cellules, mais maître Gurloes l’en empêcha. J’entendis le pas métallique des soldats dans l’escalier.
« Quand est-ce que… ? » La voix de la jeune femme, dérapant dans l’aigu, trahissait sa terreur.
« Vous serez conduite en salle d’examen ? » complétai-je.
C’était maintenant elle qui s’accrochait à mon bras, comme si j’étais son père ou son amant.
« Le serai-je ?
— Oui, madame.
— Comment le savez-vous ?
— Tous ceux qui sont enfermés ici le sont.
— Toujours ? Personne n’est jamais relâché ?
— Parfois.
— J’ai donc aussi une chance de l’être, non ? » La note d’espoir de sa voix me fit penser à une fleur poussant dans l’ombre.
« C’est possible, mais extrêmement improbable.
— Ne voulez-vous pas savoir ce que l’on me reproche ?
— Non », répondis-je. La cellule voisine de celle de Thècle se trouvait libre. Je me demandai pendant un moment si j’allais y enfermer la femme. Elle lui procurerait une certaine compagnie – elles pourraient parler toutes les deux par les fentes destinées aux plateaux – mais ses questions et le bruit de la porte que l’on ouvre et referme risquaient aussi de réveiller Thècle. Je décidai pourtant de faire ainsi, considérant que l’avantage de donner un peu de compagnie à Thècle valait bien d’écourter son sommeil de quelques minutes.