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« J’étais fiancée à un officier, et j’ai découvert qu’il entretenait une fille. Il a refusé de la quitter, alors j’ai engagé des hommes de main pour mettre le feu à la cabane de la fille. Elle a perdu un lit de plumes, deux ou trois meubles et quelques vêtements. Est-ce que l’on mérite la torture pour un tel crime ?

— Je ne le sais pas, madame.

— Je m’appelle Marcelline. Et vous ? »

Tout en tournant la clef dans la serrure, je me demandais si je devais le lui dire ou non. Mais de toute façon, Thècle, que j’entendais maintenant remuer, le lui dirait.

« Sévérian, répondis-je donc.

— Et vous gagnez votre vie en nous brisant les os. Cela doit vous faire faire de beaux rêves la nuit. »

Largement écartés, aussi profonds que des puits, les yeux de Thècle étaient collés au guichet de sa porte.

« Quelle est cette personne avec vous, Sévérian ?

— Une nouvelle prisonnière, châtelaine.

— Une femme ? Oui… j’ai entendu sa voix. Vient-elle du Manoir Absolu ?

— Nullement, châtelaine. » Ne sachant pas si elles auraient jamais l’occasion de se rencontrer à nouveau, j’obligeai Marcelline à rester un instant devant la porte de Thècle.

« Encore une femme ; n’y a-t-il pas là quelque chose d’inhabituel ? Combien en détenez-vous, Sévérian ?

— Actuellement, huit sur ce niveau, châtelaine.

— J’aurais cru que, la plupart du temps, vous en aviez davantage que cela.

— Il est rare que nous en ayons plus de quatre, châtelaine. »

Marcelline intervint : « Combien de temps devrai-je rester ici ?

— Pas très longtemps ; il est peu fréquent que le séjour se prolonge, madame. »

D’un ton si sérieux qu’il en était morbide, Thècle dit alors :

« Je suis sur le point d’être relâchée, vous comprenez. Il est au courant. »

La nouvelle cliente de la guilde se mit à scruter ce qu’elle pouvait apercevoir de sa compagne d’infortune, une soudaine lueur d’intérêt dans le regard. « Allez-vous vraiment être libérée bientôt, châtelaine ?

— Lui le sait bien. Il a posté des lettres pour moi – n’est-ce pas, Sévérian ? Et il m’a fait ses adieux, ces derniers jours. À sa manière, c’est plutôt un gentil garçon, vous savez. »

Je l’interrompis. « Rentrez maintenant dans votre cellule, madame ; si vous le désirez, vous pouvez continuer à parler. »

Je me sentis un peu soulagé une fois que tous les repas furent distribués, en fin de soirée. Je croisai Drotte dans les escaliers, et il me conseilla d’aller me coucher.

« C’est le masque, répondis-je. Tu n’as pas l’habitude de me voir en porter un.

— Je vois tes yeux, et je n’ai pas besoin de voir autre chose. N’es-tu pas capable de reconnaître chacun des frères seulement à ses yeux, et même de savoir s’il est en colère ou au contraire d’humeur à plaisanter ? Je te dis que tu devrais aller au lit. »

Je lui répliquai que j’avais quelque chose à faire auparavant et je me rendis jusqu’au bureau de maître Gurloes. Il ne s’y trouvait pas, comme je l’avais espéré, mais je découvris, au milieu des papiers qui traînaient sur sa table, quelque chose que, d’une façon que je n’arrive pas à m’expliquer, je savais devoir se trouver là : l’ordre de mise à la question concernant Thècle.

Impossible de dormir après l’avoir vu. Au lieu de rester dans mon lit, j’allai – pour la dernière fois, mais je ne le savais pas – me promener jusqu’au mausolée où, enfant, j’avais joué si souvent. Le bronze funéraire du vieil exultant était terni pour ne pas avoir été frotté depuis bien longtemps, et les feuilles mortes étaient entrées par la porte entrouverte ; à part cela, rien n’avait changé. J’avais parlé une fois de cet endroit avec Thècle, et je m’imaginais maintenant qu’elle s’y trouvait avec moi.

Elle s’était enfuie avec mon aide, sur la promesse que personne ne la trouverait ici et que je lui amènerais de la nourriture ; nous attendrions la fin des recherches, et je l’aiderais à embarquer clandestinement sur le dhow d’un marchand, afin que, en suivant les nombreux méandres du Gyoll, elle puisse gagner le delta et finalement la mer libre.

Si j’avais été un héros du genre de ceux dont nous avions lu la vie ensemble dans les antiques récits de chevalerie, c’est ce soir même que je l’aurais fait évader, après avoir maîtrisé ou drogué les frères de garde. Mais ce n’était pas mon cas ; en outre, je ne possédais aucune drogue, et ma seule arme était un couteau dérobé aux cuisines.

Et s’il faut tout dire, se dressait, entre mon moi le plus profond et cette tentative désespérée, la phrase entendue ce matin – matin qui suivait le jour de ma prise de grade. La châtelaine Thècle avait en effet dit que j’étais un garçon « plutôt gentil » ; or, il y avait en moi quelque chose d’assez mûr pour me faire comprendre que, même au cas où, en dépit de tous les obstacles, je réussirais dans cette entreprise, je resterais toujours ce « garçon plutôt gentil ». Et à ce moment-là, j’estimais que c’était important.

Le matin suivant, maître Gurloes me donna l’ordre de l’assister au cours de la séance de torture. Roche vint avec nous.

J’ouvris la porte de sa cellule. Elle ne comprit pas tout d’abord la raison de notre présence, et me demanda si quelqu’un était venu lui rendre visite, ou si elle allait être libérée.

Mais avant même d’avoir atteint notre destination, elle avait compris. Beaucoup d’hommes s’évanouissent à cet instant, mais ce ne fut pas son cas. Avec courtoisie, maître Gurloes lui demanda si elle aimerait avoir des explications sur les différentes machines que nous possédions.

« Voulez-vous parler de celles que vous allez employer sur moi ? » Sa voix tremblait imperceptiblement.

« Non, non, je ne me permettrais pas cela. Je faisais simplement allusion aux engins bizarres devant lesquels nous allons passer et que vous verrez. Certains sont très anciens, et la plupart sont rarement utilisés. »

Thècle jeta un regard autour d’elle avant de répondre. La salle d’examen – notre lieu de travail – n’est pas divisée en cellules ; c’est au contraire un seul espace, que soutiennent comme des piliers les tubulures des antiques moteurs et qu’encombrent les divers instruments qui servent à nos mystères. « Celui que l’on va m’appliquer… est-il ancien, également ?

— C’est le plus vénérable de tous », répliqua maître Gurloes. Il attendit un instant qu’elle ajoute quelque chose, mais comme elle gardait le silence, il commença sa description. « Je ne doute pas que vous connaissiez déjà le cerf-volant – tout le monde en a vu. Mais derrière lui – tenez, avancez donc d’un pas, vous verrez mieux – se trouve une machine que nous appelons simplement l’appareil. En principe, il est conçu pour imprimer dans la chair du client une formule ou un slogan, selon les ordres reçus : mais il est rarement en bon ordre de marche. Je vois que vous regardez notre vieux poteau. Il n’est rien de plus que ce qu’il paraît être : un simple pieu grâce auquel on peut immobiliser les mains, quand on doit infliger la peine du fouet à treize queues. Il se trouvait autrefois dans la Vieille Cour, mais les sorcières se sont plaintes et finalement, le Castellan nous a obligés à le déplacer vers l’intérieur, ici. Cela s’est passé il y a environ un siècle.

— Qui sont les sorcières ?

— Je crains que nous n’ayons pas assez de temps pour expliquer leur rôle maintenant. Sévérian pourra le faire quand vous serez revenue dans votre cellule. »