La vision que j’avais eue lorsque j’avais failli me noyer dans les eaux du Gyoll se dressa brusquement devant moi ; elle m’attirait d’une façon puissante en dépit de tout ce qu’elle comportait de lugubre, comme la première fois. « Je préférerais m’enlever la vie moi-même, dis-je. Je pourrais faire semblant d’aller nager, et mourir au milieu du courant, en un endroit où il serait impossible de me secourir. »
L’ombre d’un sourire chargé d’amertume passa fugitivement sur le visage ravagé de maître Palémon. « Je suis content d’être le seul à avoir entendu cette requête. Maître Gurloes se serait fait un plaisir de te faire remarquer la nécessité d’attendre au moins encore un mois avant que l’hypothèse d’un bain puisse devenir crédible.
— Mon offre est sincère. J’ai proposé de me donner une mort qui ne soit pas douloureuse, certes, mais c’est bien la mort que je recherche, non une prolongation de mon existence.
— Nous ne pourrions pas davantage accepter cette offre si nous étions au milieu de l’été. Un Inquisiteur risque toujours d’arriver à la conclusion que nous t’avons forcé à te suicider. Heureusement pour toi, nous avons finalement choisi une solution moins dangereuse. As-tu la moindre notion de l’état de nos mystères dans les villes de province ? »
Je secouai négativement la tête.
« Il est déplorable. La guilde possède en tout et pour tout un seul chapitre, celui de Nessus, autrement dit celui de notre Citadelle. Les villes de moindre importance n’ont qu’un seul carnifex, chargé d’exécuter les sentences prononcées par les judicateurs locaux, peine de mort ou tortures. Cet homme est détesté et redouté par tout le monde. Comprends-tu sa situation ?
— Elle reste malgré cela trop élevée pour moi », répondis-je. À ce moment, je ne mentais pas : je me méprisais bien davantage que je ne méprisais la guilde. Souvent, je me suis souvenu de ces paroles ; elles étaient sorties de ma seule bouche, et m’ont plusieurs fois rendu courage dans des périodes difficiles.
« Il existe une ville du nom de Thrax, que l’on appelle aussi la Cité des pièces sans fenêtres, poursuivit maître Palémon. Son archonte, Abdiesus, a envoyé un pli au Manoir Absolu. Là, un maître des requêtes l’a transmis au Castellan, lequel me l’a fait tenir. Thrax a le plus grand besoin d’un fonctionnaire exécuteur des hautes œuvres. Il leur est arrivé, par le passé, de gracier certains condamnés à la condition qu’ils acceptassent ce poste. Actuellement, toute la région est rongée par la félonie, mais une telle fonction exige que l’on fasse un minimum de confiance à la personne investie, et ils répugnent à recourir à leur ancienne méthode de recrutement.
— Je vois.
— Par deux fois, déjà, des membres de notre guilde ont été envoyés dans des villes de province, mais nous ignorons si leur cas était du même ordre que le tien : l’histoire ne le dit pas. Ils ont néanmoins créé un précédent qui nous permet de trancher notre dilemme. Tu vas donc partir pour Thrax, Sévérian. J’ai rédigé une lettre qui te servira d’introduction auprès de l’archonte et de ses magistrats. Il y est dit que tu es très versé dans nos mystères, et d’une grande habileté. Étant donné l’endroit, ce ne sera pas un mensonge. »
J’acquiesçai, déjà résigné à mon sort. Cependant, tandis que je restais assis, immobile, gardant sur le visage l’expression indifférente d’un compagnon dont la seule volonté est celle d’obéir, je sentis une honte nouvelle naître en moi. Elle n’avait certes pas la même force que celle que j’éprouvais à l’idée du déshonneur que j’avais jeté sur la guilde, mais elle était plus vive, et me blessait d’autant plus que je ne m’y étais pas préparé et habitué, comme dans le cas de l’autre. Voici de quoi il s’agissait : Je me sentais heureux de partir. Déjà me démangeait l’envie de marcher sur l’herbe, de voir des paysages nouveaux et de respirer à pleins poumons l’air pur de lieux lointains et déserts.
Je demandai à maître Palémon où pouvait bien se trouver la ville de Thrax.
« À l’embouchure du Gyoll, dit-il. Tout près de la mer. » Puis il s’arrêta comme le font les personnes âgées et reprit : « Non, non, qu’est-ce que je raconte ? Il faut remonter le cours du Gyoll, au contraire ; mais oui, bien sûr. » Et dans mon esprit, s’évanouirent aussitôt des centaines de lieues de vagues mouvantes, les plages de sable et le cri des oiseaux de mer. Maître Palémon exhuma une carte de son cabinet et la déroula devant moi, se penchant sur le parchemin jusqu’à ce que les verres qui lui permettaient de distinguer les détails en arrivent presque à le toucher. « C’est ici », me dit-il en me montrant un Point au bord de la rivière naissante, à la hauteur des cataractes inférieures. « Si tu avais eu un pécule, tu aurais pu t’y rendre par bateau. Tu n’en as pas et devras donc marcher.
— Je comprends », répondis-je, et bien que m’étant souvenu de la petite pièce d’or donnée par Vodalus, bien à l’abri dans sa cachette, je sus que je ne pourrais pas me prévaloir du capital qu’elle pouvait représenter. Il était clair que la volonté de la guilde était de me jeter dehors sans un sou de plus qu’en possédait normalement un jeune compagnon ; si bien que pour des motifs de prudence comme pour une question d’honneur, je devais respecter cette volonté.
Je savais pourtant aussi que c’était injuste. Si je n’avais pas aperçu la jeune femme au visage en forme de cœur ni gagné la petite pièce d’or, il est plus que probable que je n’aurais jamais donné le couteau à Thècle, trahissant par la même occasion la confiance de la guilde. En un certain sens, ce chrisos avait acheté ma vie.
Eh bien, c’était parfait. J’allais abandonner mon ancienne existence…
« Sévérian ! s’exclama maître Palémon. Tu ne m’écoutes pas. D’ailleurs, en classe, tu n’as jamais été bien attentif.
— Je suis désolé ; je pensais à tellement de choses…
— Je n’en doute pas. » Pour la première fois depuis le début de l’entrevue, il eut un véritable sourire et je retrouvai pendant un instant l’ancien visage, celui du maître Palémon de mon enfance. « J’étais pourtant en train de te donner d’excellents conseils en vue de ton voyage. Tu devras donc t’en passer ; de toute façon, il est bien probable que tu les aurais tout de suite oubliés. Connais-tu les routes ?
— Je sais qu’il est interdit de les prendre, mais c’est tout.
— L’Autarque Maruthas les a fait fermer. J’avais ton âge à ce moment-là. Les déplacements favorisent l’esprit de révolte, et il préférait voir les marchandises entrer dans la ville ou la quitter par le fleuve : elles sont ainsi plus faciles à taxer. Depuis, la loi n’a pas changé, et j’ai entendu dire qu’une redoute était construite environ toutes les cinquante lieues. Cependant, les routes existent encore ; elles sont en mauvais état ce qui n’empêche pas, paraît-il, certains de les prendre de nuit.
— Je vois », dis-je. Fermées ou non, les routes devaient permettre de circuler plus facilement qu’en passant à travers champs, par monts et par vaux, comme l’exigeait la loi.
« Je crains bien que non. Mon intention était de te mettre en garde. Elles sont surveillées par des patrouilles de uhlans qui ont ordre de tuer toute personne qui s’y trouve ; et comme ils ont en outre le droit de pillage sur tous ceux qu’ils abattent ainsi, ils ne sont guère enclins à demander des explications.
— Je comprends maintenant », répondis-je, tout en me demandant à part moi comment il était au courant de ces problèmes de voyage.