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« Elle est parfaitement affûtée, je te le garantis, dit maître Palémon en me voyant tâter le fil du doigt. Pour le bénéfice de ceux qui te seront confiés, tâche de toujours la conserver ainsi. Je me demande seulement si ce n’est pas une compagne trop lourde pour toi. Soulève-la, et juges-en toi-même. »

J’empoignai Terminus Est de la même manière que la fausse épée le jour de ma prise de masque et la levai au-dessus de ma tête, en prenant soin de ne pas heurter le plafond. Elle ondula comme si j’essayais de maîtriser un serpent.

« N’éprouves-tu pas de difficultés ?

— Non, Maître. Mais j’ai eu l’impression qu’elle se tordait lorsque je l’ai brandie.

— Un cylindre creux court tout le long de la lame ; il contient un peu d’hydrargyre – un métal plus lourd que le fer, et cependant aussi liquide que de l’eau. Si bien que le point d’équilibre se déplace vers la poignée quand on dresse l’épée, et vers l’extrémité quand on l’abaisse. Il te faudra souvent attendre la fin d’une oraison, d’une ultime prière, ou encore un signe de main de la part du quaesiteur. Ton épée ne devra ni vaciller ni trembler – d’ailleurs tu sais tout cela. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il te faut respecter un tel instrument. Puisse la Moïra veiller sur toi, Sévérian. »

Je sortis la pierre à affûter de la pochette cousue sur le fourreau et la mis dans ma sabretache, puis pliai la lettre de maître Palémon destinée à l’archonte de Thrax, l’enveloppai dans un bout de tissu de soie huilé et la glissai à la place de la pierre, la confiant à la bonne garde de l’épée. Enfin, je pris congé de mon maître.

L’imposante lame maintenue dans le dos à hauteur de l’épaule gauche, je pris la direction de la porte des Cadavres et me retrouvai bientôt dans les jardins de la nécropole, où soufflait un peu de vent. Au portail inférieur, celui qui est le plus près de l’eau, la sentinelle me laissa passer sans me poser de question, après m’avoir jeté un regard bien étrange. J’enfilai ensuite les rues étroites qui mènent jusqu’à la Voie d’Eau, qui longe le cours du Gyoll.

Il me faut maintenant rapporter quelque chose qui, aujourd’hui encore, ne laisse pas de me faire honte, en dépit de tout ce qui s’est passé depuis. Les veilles de ce long après-midi furent les plus heureuses de toute ma vie. Toutes les vieilles haines que je nourrissais à l’encontre de la guilde s’étaient évanouies : il ne me restait plus que tout ce que j’avais aimé, mon amour pour maître Palémon, pour mes frères et même pour les apprentis, mon amour pour les usages et le folklore de notre confrérie – un amour qui n’était jamais complètement mort. C’est tout cela, tout ce que j’aimais, que je quittais après l’avoir déshonoré au plus haut point. J’aurais dû pleurer.

Je n’en fis rien. Quelque chose en moi prit son essor, et comme une rafale de vent souleva ma cape et me fit des ailes, j’eus l’impression que j’aurais pu m’envoler. Il nous est interdit de sourire, sauf en présence de nos maîtres, de nos frères et de nos clients, et bien sûr des apprentis. Je n’avais pas envie de porter mon masque et il me fallut relever mon capuchon et baisser la tête pour que les passants ne voient pas mon visage. Je croyais à tort que je périrais en chemin ; je croyais à tort que jamais je ne retournerais à la Citadelle ni dans notre tour ; mais c’est aussi à tort que je croyais alors avoir l’occasion de vivre encore de nombreux jours semblables, et je souris.

Dans mon ignorance, je m’étais imaginé qu’à la tombée de la nuit, j’aurais laissé la ville loin derrière moi, et qu’il me serait possible de dormir dans une relative sécurité au pied de quelque arbre. Mais en réalité je n’avais même pas fini de traverser les quartiers les plus anciens et les plus pauvres lorsqu’à l’ouest la terre bascula pour engloutir le soleil. Il aurait été suicidaire de demander l’hospitalité dans l’une des maisons branlantes qui longeaient la Voie d’Eau tout comme de tenter de se reposer dans un coin quelconque. C’est pourquoi je continuai à me traîner sous les étoiles que le vent rendait plus brillantes, avec l’avantage, aux yeux des rares piétons, d’avoir l’air d’être simplement quelqu’un habillé de sombre, une lourde paterissa sur l’épaule, et non point un bourreau.

De temps en temps j’apercevais des bateaux se déplaçant sur les eaux à demi asphyxiées par les algues, et le vent m’apportait des échos de la musique qu’il faisait dans leurs haubans. Les plus misérables ne disposaient d’aucun éclairage et étaient de véritables ruines flottantes ; mais je pus contempler à plusieurs reprises de somptueux thalamègues, leur décoration ouvragée mise en évidence par les lampes de poupe et de proue. Par crainte d’être attaqués, ils naviguaient au milieu du courant, ce qui ne m’empêchait pas d’entendre la voix des rameurs portée par les eaux :

Ramez, frères, ramez ! Le courant est contre nous. Ramez, frères, ramez ! Car Dieu est avec nous. Ramez, frères, ramez ! Le vent est contre nous. Ramez, frères, ramez ! Car Dieu est avec nous.

Et ainsi de suite. Même lorsque les lampes ne furent plus qu’un point minuscule, à une lieue ou même davantage de moi, en amont, le vent me permettait d’entendre encore leur chant. Comme j’allais avoir l’occasion de l’apprendre par la suite, ils tiraient sur la poignée de leur aviron pendant le refrain et la ramenaient en arrière avec le couplet ; c’est ainsi que, veille après veille, ils poursuivaient leur chemin.

Alors que le jour était sur le point de se lever, à ce qu’il me sembla, j’aperçus au loin, enjambant le large ruban noir du fleuve, une rangée de lumières qui n’étaient pas celles de bateaux, mais des feux fixes allant d’une rive à l’autre. Il s’agissait d’un pont, que je finis par atteindre en maintenant l’allure dans l’obscurité. Quittant les berges clapotantes du fleuve, je gravis une volée de marches brisées qui partait de la Voie d’Eau pour rejoindre le pont lui-même ; d’un seul coup, je me retrouvai acteur dans une scène toute nouvelle pour moi.

Le pont était aussi brillamment éclairée que la Voie d’Eau était sombre. Des flambeaux oscillaient en haut de mâts disposés tous les dix pas environ, tandis qu’à peu près tous les cent pas se dressaient des bretèches dont les fenêtres éclairées formaient comme autant de feux de Bengale accrochés au tablier du pont. Des carrioles munies de lanternes roulaient en faisant grand bruit, et la plupart des gens qui se bousculaient sur les trottoirs étaient accompagnés de porteurs de torches, ou en tenaient eux-mêmes une à la main. Des marchands ambulants, leur plateau retenu par une sangle autour du cou, vantaient à grands cris les articles qu’ils avaient en montre, cependant que des extérieurs baragouinaient dans des langues inconnues et que des mendiants exhibaient leurs plaies, faisaient semblant de jouer du flageolet ou de l’ophicléide et pinçaient leurs enfants pour les faire pleurer.