Je dois confesser que tout cela m’intéressait prodigieusement, même si l’entraînement que j’avais suivi m’interdisait de faire le badaud devant un tel spectacle. La tête bien enfoncée dans mon capuchon, et les yeux résolument dirigés droit devant moi, je m’avançai au milieu de la foule comme si elle m’était tout à fait indifférente ; mais pendant quelques instants ma fatigue s’estompa, mes enjambées s’allongèrent et se firent plus vives pour lutter contre l’envie de m’attarder j’imagine.
Les gardes en poste aux bretèches n’étaient pas des agents de ville, mais des peltastes en demi-armures, protégés par des boucliers transparents. J’étais presque arrivé sur la rive occidentale lorsque deux d’entre eux s’avancèrent au-devant de moi et me barrèrent la route de leur lance brillante. « Porter un tel costume est un crime grave ; si vous vous êtes ainsi travesti pour plaisanter ou pour faire quelque fourberie, vous risquez beaucoup.
— J’ai parfaitement le droit de porter la tenue de ma guilde, répondis-je.
— Vous prétendez donc sérieusement être carnifex ? Est-ce là votre épée que vous portez ?
— C’est bien mon épée. Mais je ne suis pas ce que vous dites ; je suis un compagnon de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence. »
Il y eut un instant de silence. Durant les quelques secondes qu’avait pris cet interrogatoire, une centaine de personnes s’étaient déjà amassées autour de nous. Je vis le peltaste qui n’avait rien dit lancer à son camarade un coup d’œil qui signifiait : Il a l’air de parler sérieusement, puis considérer la foule.
« Venez à l’intérieur. Le lochague souhaite vous parler. »
Ils me laissèrent passer le premier par la porte étroite. Il n’y avait là qu’une seule pièce et encore était-elle petite ; elle était meublée d’une table et de quelques chaises. Une volée de marches, creusées par le passage fréquent des bottes, conduisait à l’étage supérieur, dans une salle où un homme portant cuirasse était en train d’écrire, debout devant une écritoire. Mes gardiens m’avaient suivi, et quand ils m’eurent rejoint, celui qui avait déjà parlé prit à nouveau la parole. « Voici l’homme en question, dit-il.
— Je vois bien, répondit le lochague sans lever les yeux pour autant.
— Il dit qu’il est compagnon de la guilde des bourreaux. »
La plume, qui jusque-là avait progressé régulièrement, resta un moment en l’air. « Je n’aurais jamais cru rencontrer un tel personnage en dehors des pages d’un livre, mais j’ose pourtant affirmer qu’il ne fait que dire la vérité.
— Dans ce cas, devons-nous le relâcher ? demanda le soldat.
— Pas encore. »
Le lochague essuya soigneusement sa plume, sabla la lettre qu’il venait de rédiger et nous regarda enfin. Je dis alors : « Vos subordonnés m’ont arrêté, car ils ne me croyaient pas en droit de porter ce costume.
— Ils vous ont arrêté parce que je leur en ai donné l’ordre. Et si j’ai donné cet ordre, c’est que vous êtes un élément perturbateur d’après le rapport établi par le poste de garde à l’orient. Si vous appartenez bien à la guilde des bourreaux – guilde que, pour être honnête, je croyais abolie depuis longtemps –, vous avez donc passé toute votre vie dans la… Comment l’appelez-vous ?
— La tour Matachine. »
Il fit claquer ses doigts, et eut le regard de quelqu’un qui est à la fois amusé et chagriné. « Non ; je veux parler de l’endroit où se trouve votre tour.
— La Citadelle.
— Oui, c’est cela, la vieille Citadelle. Elle se trouve à l’est de la rivière, si je me souviens bien, sur la portion nord du quartier algédonique. On nous avait emmenés voir le donjon à l’époque où j’étais cadet. Combien de fois en êtes-vous sorti pour vous promener en ville ? »
J’évoquai mentalement nos expéditions pour aller nous baigner, et répondis : « Souvent.
— Dans la tenue que vous portez actuellement ? »
Je secouai négativement la tête.
« Si vous devez me répondre ainsi, retirez votre capuchon. C’est tout juste si je peux voir le bout de votre nez aller et venir. » Le lochague quitta son écritoire et se rapprocha d’une fenêtre donnant sur le pont. « Quelle est, d’après vous, la population d’une ville comme Nessus ? me demanda-t-il.
— Je n’en ai aucune idée.
— Moi non plus, bourreau. Ni personne. Toutes nos tentatives de recensement ont échoué, tout comme nos tentatives pour taxer systématiquement la population. Chaque nuit, la ville grandit et se transforme, comme changent les graffitis tracés à la craie sur les murs. Il y a des gens d’une grande habileté, capables de construire une maison dans la nuit en enlevant les pavés de la rue et de revendiquer ouvertement le terrain. Le saviez-vous ? L’exultant Talarican, dont la folie se manifestait par le soin maniaque avec lequel il s’intéressait aux aspects les plus triviaux de l’existence humaine, prétendait avoir calculé le nombre de personnes qui vivaient uniquement des déchets abandonnés par les autres : deux mille fois douze douzaines. Il disait qu’il y avait dix mille acrobates faisant la manche, dont la moitié ou presque était des femmes. Et que si un pauvre enjambait le parapet du pont à chaque inspiration que nous prenons, nous vivrions éternellement, car la ville engendre et détruit les hommes plus vite que nous ne respirons. Au milieu d’une telle marée humaine, il n’y a pas d’alternative, sinon la paix. On ne peut tolérer le moindre désordre, car il serait impossible d’en venir à bout. Est-ce que vous me suivez bien ?
— Il y a une autre solution, qui est l’ordre. Mais autrement, oui, tant qu’il ne règne pas, je comprends. »
Le lochague poussa un soupir et se tourna vers moi. « C’est déjà quelque chose que vous saisissiez cela. Il est donc nécessaire de vous procurer des vêtements plus conventionnels.
— Je ne peux pas retourner à la Citadelle.
— Dans ce cas-là, ne vous montrez pas de la nuit, et demain, achetez n’importe quoi. Avez-vous des ressources ?
— Un peu, oui.
— Parfait. Achetez donc n’importe quoi, ou volez-le. Ou encore, dépouillez la prochaine victime que vous raccourcirez avec cet instrument. Je confierais bien à l’un de mes hommes le soin de vous accompagner jusqu’à une auberge, mais cela reviendrait à créer d’autres attroupements et d’autres rumeurs. Des troubles ont éclaté près du fleuve, je ne sais quoi exactement, et il se conte déjà bien assez d’histoires de fantômes comme cela. En outre, le vent est en train de tomber et le brouillard ne va pas tarder à se lever – ce qui ne fait qu’aggraver les choses. Où vous rendez-vous ?
— Je dois prendre mon service à la ville de Thrax. »
Le peltaste qui avait toujours parlé jusqu’ici éleva à nouveau la voix : « Croyez-vous tout ce qu’il raconte, lochague ? Il n’a pas apporté la moindre preuve de ce qu’il prétend. »
Le lochague regardait de nouveau par la fenêtre, et je pus voir, moi aussi, les premières traînées de brouillard ocre se répandre. « Si tu es incapable de te servir de ta tête, répondit-il, sers-toi de ton nez. Quelles odeurs as-tu senties en entrant ici avec lui ? »
Le peltaste eut un sourire incertain.
« Le fer qui rouille, la sueur froide et le sang putréfié », reprit le lochague. « Un simulateur aurait répandu une odeur de vêtement neuf, ou encore une odeur de renfermé, celle de guenilles retirées d’une malle. Si tu n’arrives pas à faire ton travail comme il faut, Petronax, tu ne vas pas tarder à te retrouver dans le Nord, en train de combattre les Asciens. »