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« Jamais. »

Le ton de la voix qui s’était élevée s’avéra tellement grave et profond (on aurait presque dit les notes les plus graves d’un orgue), que je ne fus pas sûr, tout d’abord, d’avoir bien compris le mot, ni même qu’il s’agissait bien d’une parole prononcée. La voix ensommeillée, je dis : « Qu’est-ce qu’il y a ?

— Baldanders.

— Je sais, l’aubergiste m’a mis au courant. Je m’appelle Sévérian. » J’étais étendu sur le dos, et Terminus Est, que j’avais prise avec moi par mesure de sécurité, gisait entre nous. Je n’aurais pu dire, dans l’obscurité, si mon compagnon s’était tourné ou non vers moi pour parler, mais j’avais la conviction que j’aurais senti le moindre mouvement de son imposante carcasse.

« Vous… coupeur de tête.

— Vous nous avez donc entendus lorsque nous sommes entrés. J’ai cru que vous dormiez. » Je m’apprêtais à dire que je n’étais pas un simple carnifex, mais un compagnon de la guilde des bourreaux, lorsque je me souvins avoir été banni, et être en route pour Thrax, où l’on avait besoin d’un vulgaire exécuteur des hautes œuvres. « Oui, dis-je, je suis un décapiteur, mais vous n’avez aucune raison d’avoir peur. Je n’exécute que les sentences pour lesquelles je suis appointé.

— À demain, alors.

— Oui, demain, nous aurons tout le temps de faire connaissance et de bavarder. »

Puis je rêvai. Il se peut que les paroles de Baldanders n’aient été aussi qu’un rêve, mais je ne le crois pas ; et de toute façon le rêve que je fis ensuite était différent.

J’étais en train de chevaucher un être énorme, aux ailes comme du cuir, sous un ciel bas. Nous glissions le long d’une colline d’air, à mi-distance entre la masse des nuages et un paysage crépusculaire. C’est à peine si le grand voilier, me sembla-t-il, battit une seule fois de ses ailes immenses parcourues de nervures comme des doigts. Le soleil se tenait à l’horizon, en face de nous, et nous devions voler aussi vite que tourne Teur car il y restait, immobile, alors que nous avancions constamment.

Je finis par constater un changement dans le paysage, et pensai tout d’abord que nous étions au-dessus d’un désert. Si loin que portait le regard, il n’y avait ni villes ni fermes, ni champs ni même de forêts – rien qu’une étendue plate d’une couleur pourpre foncé, sans rien qui se distinguât ; quelque chose de presque parfaitement statique. La bête aux ailes de cuir observait aussi le paysage, à moins qu’elle n’ait capté une odeur dans l’atmosphère. Je sentis sous moi ses muscles d’acier se tendre, et elle donna trois grands coups d’aile successifs.

De minuscules taches blanches ponctuaient l’étendue pourpre. Au bout d’un moment je pris conscience que toute cette apparente immobilité n’était qu’un trompe-l’œil engendré par l’uniformité : il y avait partout la même chose, mais partout elle était en mouvement. C’était l’océan, le fleuve des Mondes, Ouroboros, le berceau de Teur.

C’est alors que, pour la première fois, je regardai derrière moi, et je vis tous les pays des hommes s’engouffrer dans l’obscurité de la nuit.

Quand il n’y eut plus rien, sinon partout en dessous de nous la surface infinie et mouvante des eaux, la bête tourna la tête pour me regarder. Son bec était celui d’un ibis et son visage celui d’une vieille sorcière. Elle portait une mitre faite d’ossements. Nous nous regardâmes pendant un instant, et j’eus l’impression de savoir ce qu’elle pensait : Tu rêves ; mais si tu te réveillais du rêve qu’est ta réalité, c’est moi qui serais là.

Elle entama un mouvement semblable à celui d’un lougre qui vire bord sur bord ; le bout de l’une de ses ailes plongea, tandis que l’autre s’élevait presque à la verticale dans le ciel. Je tentai de me retenir à sa peau écailleuse mais tombai comme un plomb dans la mer.

Sous la violence de l’impact, je me réveillai. Tous mes muscles étaient secoués de contractions, et j’entendis le géant grogner dans son sommeil. Je me mis à grommeler exactement comme lui, et après avoir tâtonné jusqu’à ce que je retrouve mon épée, je me rendormis.

L’eau se referma sur moi, mais je ne me noyai pas. J’eus l’impression de pouvoir être capable de respirer l’eau, cependant je ne respirais pas. Tout était si clair autour de moi, qu’il me semblait être tombé dans un espace vide encore plus translucide que l’air.

Très loin, je vis s’esquisser des formes gigantesques, des choses plusieurs centaines de fois plus grandes qu’un homme. Certaines suggéraient des bateaux, d’autres des nuages ; l’une d’elles était une tête vivante dépourvue de corps ; une autre avait plus de cent têtes. Une brume bleuâtre estompait toutes ces silhouettes, et j’aperçus, en dessous de moi, un paysage de sable sculpté par les courants. Là, se dressait un palais plus grand que notre Citadelle, mais en ruine, et ses salles étaient aussi désertiques que ses jardins. Des personnages immenses s’y déplaçaient, aussi blancs que la lèpre.

En tombant je me rapprochai d’eux, et ils tournèrent leur regard vers moi ; je vis leur visage, qui était semblable à celui que j’avais rencontré dans les eaux du Gyoll, autrefois ; c’étaient des femmes, nues, avec des cheveux d’écume de mer verte et des yeux de corail. Elles me regardaient tomber en riant, et les bulles de leur rire montèrent vers moi. Elles avaient les dents blanches et pointues – chacune longue comme un doigt.

Je me rapprochai encore. Elles tendirent les mains vers moi et me caressèrent comme des mères caressent leurs enfants. Dans les jardins du palais, il y avait des éponges, des anémones et d’innombrables belles choses dont je ne savais pas les noms. Les femmes géantes tournaient en cercle autour de moi, et je n’étais qu’une poupée pour elles. « Qui êtes-vous ? demandai-je. Et que faites-vous ici ?

— Nous sommes les fiancées d’Abaïa. Ses petites amies, ses jouets, ses amoureuses. La terre ne pourrait nous soutenir. Nos seins sont aussi puissants que des béliers et nos croupes écraseraient le dos des taureaux. C’est ici que nous nous nourrissons, que nous flottons et grandissons, jusqu’à ce que notre taille nous permette enfin de nous unir à Abaïa, qui, un jour, dévorera les continents.

— Et moi, qui suis-je ? »

À ces mots, elles se mirent toutes à rire, et ce rire était comme les vagues sur une plage de verre. « Nous allons te montrer, dirent-elles. Nous allons te montrer ! » L’une d’entre elles me prit par les deux mains, comme une femme prend l’enfant de sa sœur, me souleva et nagea au-dessus du jardin en me tenant. Elle avait les mains palmées, et ses doigts étaient aussi longs que mon avant-bras.

Les autres avaient suivi, mais bientôt toutes s’arrêtèrent et se laissèrent lentement couler comme des caraques faisant naufrage, jusqu’à ce que leurs pieds et les miens touchent la grève. Un mur bas se dressait devant nous, avec, posée dessus, une petite scène et son rideau, un peu comme un théâtre de guignol.

L’agitation de l’eau provoquée par notre arrivée sembla faire voltiger le rideau, grand comme un mouchoir ; il se mit à onduler, à osciller, et commença à s’ouvrir comme si une main invisible le tirait. Un petit personnage fabriqué de bouts de bois fit aussitôt son entrée. Ses membres étaient taillés dans des petites branches, dont on voyait encore l’écorce et même des bourgeons verts. Une branche, d’un quart d’empan environ, figurait son corps qui n’était guère plus gros que mon pouce, et sa tête était faite d’un nœud dont les spires dessinaient les yeux et la bouche. Il tenait un bâton (qu’il brandit dans notre direction) et se déplaçait comme s’il avait été vivant.