— Qu’est-ce que tu racontes, Baldanders ? Ah, tu parles de l’Optimat ici présent ? Il ne te fera pas le moindre mal. Il a simplement partagé ton lit, et maintenant il va prendre son déjeuner en notre compagnie.
— Il a dormi ici, docteur ? »
Nous acquiesçâmes tous deux, le Dr Talos et moi.
« Je comprends alors d’où viennent les rêves que j’ai faits. »
J’étais encore complètement sous l’impression que m’avaient faite les femmes gigantesques, sous les flots de la mer emplie de monstres, et c’est pourquoi je lui demandai quels étaient ces rêves, en dépit de la crainte qu’il m’inspirait.
« Il y avait des grottes souterraines, avec des dents de pierre d’où coulait du sang. Des bras arrachés abandonnés sur des sentiers sablonneux. Et des choses qui secouaient leurs chaînes dans l’obscurité. » Il se déplaça pour s’asseoir sur le bord du lit, et, avec un doigt énorme, se mit à se nettoyer les dents, qu’il avait étonnamment espacées et petites.
Le Dr Talos intervint : « Allez, venez, tous les deux. Si nous voulons avoir le temps de déjeuner, de parler et de faire quelque chose aujourd’hui – eh bien, il ne faut plus tarder. Il y a beaucoup à dire, beaucoup à faire. »
Baldanders lança un jet de salive dans le coin de la chambre.
16. La boutique du chiffonnier
C’est au cours de ce trajet dans les rues encore endormies de Nessus que pour la première fois je fus complètement submergé par le sentiment de chagrin, qui, par la suite, m’a si souvent obsédé. Durant mon emprisonnement dans le cachot, l’énormité de mon acte et l’énormité de la punition que maître Gurloes ne manquerait certainement pas de m’infliger, avaient pour un temps réussi à le garder à distance. De même, la joie de me sentir libre jointe à la souffrance de me savoir exilé, avaient permis, la veille, tandis que je remontais le cours du fleuve, qu’il ne se manifestât pas trop. Mais aujourd’hui il me semblait qu’il n’y avait rien de plus terrible au monde que le fait que Thècle fût morte. Une tache plus sombre, au milieu d’une ombre, me rappelait immanquablement sa chevelure ; et tout reflet de lumière, la blancheur de sa peau. J’éprouvais toutes les peines du monde à me retenir de repartir en courant vers la Citadelle pour vérifier si elle ne se trouvait pas dans sa cellule, encore en train de lire, assise près de la lampe d’argent.
Nous trouvâmes un café dont les tables étaient déjà dressées sur le trottoir. À cette heure matinale, la circulation dans la rue était encore peu importante. Le cadavre d’un homme (étranglé avec un lambrequin, me sembla-t-il, technique que d’aucuns privilégient) gisait un peu plus loin. Le Dr Talos lui fit les poches, mais revint bredouille.
« Au point où en sont les choses, dit-il, nous devons réfléchir et élaborer un plan. »
Une servante nous apporta des tasses de moka, et Baldanders s’empara aussitôt de la sienne, n’hésitant pas à se servir de son index comme d’une cuiller pour le remuer.
« Sévérian, mon jeune ami, peut-être devrais-je commencer par vous éclairer sur notre situation. Baldanders – qui est mon seul et unique patient – et moi-même, venons de la région du lac Diuturna. Un incendie a ravagé notre maison, et, afin de gagner quelque argent pour la reconstruire, nous avons décidé de tenter l’aventure et de prendre la route. La force de mon ami est absolument colossale. Je me charge d’ameuter le public ; Baldanders, lui, casse quelques bûches et soulève dix hommes à la fois. Après quoi, je vends mes remèdes. Peu de choses, me direz-vous. Mais il n’y a pas que cela. J’ai écrit une pièce de théâtre, et nous avons fabriqué les accessoires. Lorsque les conditions sont favorables, lui et moi en donnons certaines scènes et il nous arrive d’inviter parfois quelques spectateurs à participer. Ma question, maintenant, est la suivante : ami, vous allez vers le nord, dites-vous, et étant donné le lit que vous avez pris la nuit dernière, je présume que vous n’êtes pas en fonds. Accepteriez-vous de vous joindre à nous ? »
Baldanders, qui n’avait apparemment saisi que le début du discours de son ami, dit alors lentement : « Elle n’est pas complètement détruite. Les murs sont en pierre ; ils sont très épais. Et certaines des voûtes ont résisté.
— C’est parfaitement exact. Nous projetons de rétablir notre vieille et chère demeure. Voyez cependant devant quel dilemme nous nous trouvons : nous venons de nous engager sur le chemin du retour, mais le petit capital que nous avons accumulé est encore bien loin d’être suffisant. Ce que je propose donc…»
La servante, une jeune femme mince aux cheveux en désordre, arriva à cet instant, portant un bol de gruau pour Baldanders, du pain et des fruits pour moi, et une pâtisserie pour le Dr Talos. « Quelle ravissante jeune personne ! » s’exclama ce dernier.
Elle lui sourit.
« Voudriez-vous vous asseoir à notre table ? Apparemment, nous sommes vos seuls clients. »
Après avoir jeté un coup d’œil en direction de la cuisine, elle haussa les épaules et alla prendre une chaise.
« Peut-être auriez-vous plaisir à manger un morceau de ceci ? J’ai beaucoup trop de choses à expliquer pour avaler quelque chose d’aussi sec. Et pourquoi ne prendriez-vous pas une gorgée de moka, si vous ne voyez pas d’objection à boire après moi ?
— Vous vous imaginez peut-être qu’il va vous laisser déjeuner gratuitement, n’est-ce pas ? répondit-elle. Cela m’étonnerait. Il demande toujours le prix fort.
— Ah ! Vous n’êtes donc pas la fille du patron, si je comprends bien ; j’avais craint que ce ne fût le cas – ou bien que vous ne fussiez son épouse. Comment a-t-il pu permettre qu’une telle fleur s’épanouisse sans être cueillie ?
— Cela fait environ un mois que je travaille ici. Pour tout salaire, je n’ai que l’argent que les gens laissent sur la table. Vous trois, par exemple, si vous ne me donnez rien, je vous aurai servi pour rien.
— C’est évident, c’est évident ! Mais réfléchissez à ceci ; refuseriez-vous, si nous vous proposions de vous faire un somptueux cadeau ? » Le Dr Talos s’inclina vers elle en disant ces mots, et je fus soudain frappé par le fait que son visage ressemblait non seulement à celui d’un renard (comparaison qui venait peut-être un peu trop facilement à l’esprit à cause de ses sourcils hérissés et roux et de son nez pointu), mais plus encore à celui d’un renard empaillé. J’ai entendu dire, par ceux qui creusent et labourent la terre pour gagner leur vie, que quel que soit l’endroit qu’ils retournent, ils finissent toujours par tomber, à un moment ou à un autre, sur les débris du passé. Peu importe le lieu où la charrue attaque le sol ; son soc vient heurter des fragments de dallage ou des morceaux de métal usés par la corrosion. Certains érudits estiment même que cette sorte de sable que les artistes appellent polychrome, à cause des grains de toutes les couleurs qui se trouvent mélangés à ceux qui sont blancs, n’est pas à proprement parler du sable, mais le verre produit par les civilisations passées, réduit en poudre après des millions d’années à subir l’incessant brassage des océans grondants. S’il peut y avoir des couches de réalité enfouies en dessous de la réalité que nous percevons, aussi régulières que les couches d’histoire qui gisent sous le sol que nous foulons de nos pieds, alors, considéré à l’un de ces niveaux plus profonds de la réalité, le visage du Dr Talos était comme une tête de renard accrochée sur un mur : et je m’émerveillai de la voir se tourner et s’incliner maintenant vers la jeune femme et réussir, grâce à des mouvements qui semblaient faire apparaître des expressions et des pensées la parcourant du nez aux sourcils en jouant de ses ombres, à donner une fantastique impression de réalité et de vie. « Refuseriez-vous ? » demandait-il à nouveau – et je dus me secouer comme si je m’éveillais.