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« Que voulez-vous dire ? » s’inquiéta la jeune femme, curieuse d’en savoir davantage. « L’un d’entre vous est un carnifex. Est-ce du don de la mort que vous voulez parler ? L’Autarque, dont la peau est plus brillante que celle des étoiles elles-mêmes, protège la vie de tous ses sujets.

— Le don de la mort ? Certes non ! » Le Dr Talos se mit à rire. « Oh non, ma chère ; celui-là vous l’avez toujours eu – tout comme lui. Il ne s’agit pas de faire semblant de vous donner quelque chose que vous avez toujours possédé. Le cadeau que nous voulons vous faire est la beauté, avec tout ce que cela peut entraîner, en particulier célébrité et richesse.

— Si vous avez quelque chose à vendre, je n’ai pas le moindre argent.

— Quelque chose à vendre ? Mais pas du tout ! C’est exactement le contraire ; nous vous offrons un nouvel emploi. Je suis thaumaturge ; quant à ces deux Optimats, ils sont comédiens. N’avez-vous jamais rêvé de monter sur scène ?

— Je vous trouvais une drôle d’allure, tous les trois.

— Il nous manque une ingénue. Vous pouvez faire valoir vos prétentions, si vous le voulez. Il faut, en revanche, vous décider tout de suite, et venir avec nous. Nous n’avons pas une minute à perdre, et nous ne repasserons pas par ici.

— Ce n’est pas en devenant actrice que je vais être belle.

— Il est en mon pouvoir de vous rendre belle ; et je le ferai, car nous avons besoin d’une actrice qui le soit. » Il se leva. « C’est maintenant ou jamais. Allez-vous venir ? »

Ne le quittant pas des yeux, la servante se leva à son tour. « Il faut que j’aille dans ma chambre…

— Posséderiez-vous autre chose que des guenilles ? Je n’ai qu’un seul jour pour faire de vous un personnage enchanteur et vous apprendre votre texte ; je n’attendrai pas.

— Réglez-moi les déjeuners, et je vais lui dire que je le quitte.

— Absurde ! En tant que membre de notre troupe, votre premier devoir est de nous aider à épargner les fonds qui permettront de vous fournir des costumes. Et je ne parle pas de la pâtisserie que vous avez mangée à ma place, que vous pouvez payer, si cela vous chante. »

Elle hésita pendant un instant. Baldanders prit alors la parole : « Vous pouvez lui faire confiance. Le docteur a certes une vision du monde très personnelle, mais il ment bien moins que ne le croient les gens. »

La voix calme et profonde du géant parut la rassurer. « Eh bien, d’accord, répondit-elle finalement. Je viens. »

À peine une minute plus tard, nous avions tous mis plusieurs rues entre l’auberge et nous, et marchions devant des boutiques dont la plupart n’avaient pas encore le rideau levé. Quand le Dr Talos jugea que la distance était suffisante, il nous fit un petit discours : « Et maintenant, mes chers amis, nous devons nous séparer. Je vais consacrer tout mon temps à faire sortir cette sylphide de sa chrysalide. Baldanders, tu vas retourner dans cette auberge où tu as passé la nuit en compagnie de Sévérian, et tâcher de récupérer les tréteaux branlants qui nous servent de proscenium, ainsi que nos divers accessoires ; voilà qui ne devrait pas présenter de difficultés particulières, je crois. Je pense, Sévérian, que nous allons jouer au carrefour de Ctésiphon. Connaissez-vous l’endroit ? »

J’acquiesçai, quoique n’en ayant pas la moindre idée. Mais peu m’importait : je n’avais pas l’intention de me joindre à eux.

Le Dr Talos s’éloigna à grands pas, la servante trottinant sur ses talons, et je me retrouvai donc tout seul avec Baldanders, dans la rue déserte. Il me tardait qu’il disparaisse à son tour, et je lui demandai où il avait l’intention de se rendre. J’avais davantage l’impression de parler à un monument qu’à un homme.

« Il y a un parc, près de la rivière, où il est possible de dormir pendant la journée, mais non la nuit. Quand la nuit tombera, je me réveillerai, et j’irai récupérer nos affaires.

— Je crains bien de ne pas avoir sommeil. Je vais aller faire un tour et visiter la ville.

— On se retrouve au carrefour de Ctésiphon, dans ce cas. »

Sans savoir pourquoi, j’eus le sentiment qu’il se doutait de ce que j’avais en tête. « Oui, répondis-je, bien entendu. »

Il me jeta un regard bovin, puis se tourna et prit la direction du Gyoll ; il avançait à grandes enjambées traînantes. Comme le parc de Baldanders se trouvait à l’est et que le Dr Talos était parti vers l’ouest en compagnie de la servante, je résolus de me diriger vers le nord et de continuer mon périple vers Thrax, la Ville aux pièces sans fenêtres.

En attendant, toutefois, Nessus, la Cité impérissable, s’étendait tout autour de moi ; j’y avais passé toute ma vie, jusqu’à ce jour, mais je la connaissais à peine. Je suivis tout d’abord une large avenue au dallage de silex, sans même me soucier de savoir s’il s’agissait d’une artère principale ou secondaire du quartier. Il y avait des voies surélevées réservées aux piétons de chaque côté, ainsi qu’une autre au milieu de la chaussée, qui servait à séparer le trafic allant en direction du nord de celui allant vers le sud.

Les bâtiments, à droite comme à gauche, semblaient avoir poussé comme des graines plantées trop serrées, et se bousculer pour se faire une place. Et il fallait voir ce qu’étaient ces constructions ; elles n’avaient ni les dimensions imposantes ni l’ancienneté du Grand Donjon, et aucune, me sembla-t-il, n’était bâtie de ce même métal dont était faite notre tour, avec ses murs larges de cinq pas. En revanche, la Citadelle n’avait rien de comparable en ce qui concernait les couleurs et l’originalité des conceptions qui prévalaient ; moderne, fantastique, l’architecture de chaque maison tranchait radicalement sur ses centaines de voisines. Suivant en cela la coutume alors en vigueur dans d’autres quartiers, la plupart de ces bâtiments abritaient, au rez-de-chaussée, des boutiques de toutes sortes. Ils n’avaient pourtant pas été prévus à cette fin ; on retrouvait des maisons de guilde, des basiliques, des arènes, des conservatoires, des trésoreries, des martellos, des asiles, des manufactures, des convents, des hospices, des lazarets, des moulins, des réfectoires, des mouroirs, des abattoirs et des maisons de jeu. Leur style reflétait leur fonction, mais aussi mille goûts différents et conflictuels. Les tours et les minarets se dressaient agressivement, contrastant avec les lignes rondes et douces des lanterneaux, des dômes et des rotondes ; des volées de marches, aussi raides que des échelles, grimpaient le long de murs parfaitement lisses ; et les loggias plantées de limoniers et de grenadiers qui débordaient des façades, cachaient celles-ci aux yeux des indiscrets.

J’étais en train d’admirer ces jardins suspendus au milieu de leur forêt de marbre rose et blanc, de sardoine rouge, gris-bleu ou crème, de briques noires et de tuiles jaunes, vertes et rose tyrien, lorsque mon regard tomba sur un lansquenet qui gardait l’entrée d’une caserne ; la promesse faite dans la nuit au chef des peltastes me revint alors à l’esprit. Comme j’avais peu d’argent et n’ignorais pas que j’apprécierais la chaleur de mon manteau de guilde pour dormir, je me dis que la meilleure solution était d’acheter une cape bien ample, taillée dans un tissu bon marché, mais qui pourrait complètement m’envelopper. Les boutiques étaient en train d’ouvrir, mais celles qui vendaient des vêtements proposaient des marchandises ne correspondant pas à ce que je recherchais, et apparemment hors de portée de ma bourse.

L’idée de vivre en exerçant ma profession avant d’atteindre Thrax ne m’avait pas encore effleuré ; je l’aurais de toute façon écartée, le cas échéant, persuadé que la demande dans ma spécialité devait être extrêmement faible, et qu’il me serait impossible de joindre ceux qui auraient pu avoir besoin de mes services. Bref, je croyais que les trois asimis, les orichalques et les as qui étaient au fond de ma poche devaient suffire jusqu’à Thrax ; en outre, je n’avais aucune idée de la rétribution que je pourrais recevoir. C’est pourquoi je regardais les balmacaans, les surtouts, les dolmans et les justaucorps en passementerie, sans m’attarder ni pousser la porte des magasins où ils étaient à l’étalage à côté d’habits matelassés et de mille autres vêtements en tissus précieux.