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D’autres objets attirèrent bientôt mon attention. Je n’en savais rien à l’époque, mais des milliers de mercenaires étaient en train de s’équiper en vue de la campagne militaire de l’été. On voyait resplendir des capes de hussard et des couvertures de selle, des selles aux pommeaux renforcés de métal afin de protéger les reins, des calots rouges, des corsèques à long manche, des éventails en tissu d’argent destinés à échanger des signaux, des arcs à courbure avant ou arrière spécialement conçus pour la cavalerie, des flèches groupées par faisceaux de dix ou vingt, des carquois de cuir bouilli décorés de clous dorés et de nacre, ainsi que des protège-bras d’archer, qui évitent de sentir le coup de fouet de la corde. En voyant tout cela, les paroles de maître Palémon me revinrent à l’esprit, quand, la veille de ma prise de masque, il avait parlé de « suivre le tambour ». Et j’avais beau avoir partagé le mépris de tous pour les artilleurs de la Citadelle, il me sembla entendre leur longue sonnerie d’appel, avant la parade, et les fanfares solennelles qu’ils lançaient depuis leurs créneaux.

J’en étais presque arrivé à oublier quel était le but de mes recherches, lorsqu’une jeune femme mince, âgée d’une vingtaine d’années, sortit de la pénombre d’une boutique pour en retirer les grilles. Elle portait une robe longue en brocart pavonique d’une stupéfiante richesse, mais complètement en haillons. Comme je la regardais, un rayon de soleil vint se glisser par un accroc qu’elle avait juste en dessous de la taille, donnant à sa peau un éclat d’or très pâle.

Je ne puis expliquer le désir que j’éprouvai pour elle, à cet instant comme par la suite. De toutes les femmes que j’ai connues, elle était peut-être la moins jolie – moins gracieuse que celle que j’ai le plus aimée, moins voluptueuse qu’une certaine autre, et d’une allure infiniment moins royale que Thècle. De taille moyenne, le nez petit, elle avait les pommettes hautes et les yeux bridés et bruns qui y sont souvent associés. Je la vis soulever les grilles, et je l’aimai instantanément, d’un amour qui avait quelque chose à la fois d’absolu et de pas du tout sérieux.

Bien entendu, je me dirigeai vers elle. Je ne pouvais pas davantage lui résister que j’aurais pu résister à l’appétit aveugle de Teur, si j’avais basculé du haut d’une falaise. Je ne savais pas quoi lui dire, terrifié à l’idée qu’elle allait peut-être reculer d’horreur à la vue de mon épée et de mon manteau de fuligine. Au lieu de cela, elle me sourit, et son regard me sembla trahir une certaine admiration devant mon apparence. Comme je restais silencieux, elle me demanda au bout d’un moment ce que je désirais ; je lui demandai donc si elle savait où je pourrais m’acheter un manteau.

« Etes-vous bien sûr d’en avoir besoin ? » Elle avait la voix plus grave que je ne l’aurais cru. « Celui que vous portez est tellement beau… Est-ce que je peux le toucher ?

— Je vous en prie, si cela vous fait plaisir. »

Elle prit mon manteau par le bord, et le frotta doucement entre ses mains. « Je n’avais jamais vu un noir aussi profond – si profond que l’on ne peut pas voir les plis. On dirait même que ma main disparaît ! Et cette épée… Est-ce une opale ?

— Voudriez-vous la voir aussi ?

— Non, non, pas du tout. Mais si vous voulez réellement acheter un manteau…» Elle me montra la vitrine de la main, et je vis qu’elle était remplie de vêtements usagés de tout genre, galabiahs, capotes, smocks, simarres, et bien d’autres encore.

« C’est très bon marché ; d’un prix vraiment raisonnable. Donnez-vous la peine d’entrer, et je suis sûre que vous trouverez ce que vous cherchez. » Un carillon se déclencha comme je franchissais la porte, mais, contrairement à ce que j’avais ardemment souhaité, la jeune femme ne me suivit pas à l’intérieur.

La pièce était obscure ; mais dès que je la parcourus des yeux, je compris pourquoi mon aspect n’avait pas troublé l’inconnue. L’homme qui se tenait derrière le comptoir était bien plus effrayant que le plus effrayant des bourreaux. Son visage évoquait irrésistiblement une tête de mort ; à l’emplacement des yeux se trouvaient deux trous noirs, ses joues étaient émaciées et sa bouche dépourvue de lèvres. S’il était resté immobile et silencieux, je ne l’aurais pas pris pour un être vivant, mais pour un cadavre, laissé dressé derrière le comptoir afin de respecter le vœu impie et morbide de quelque ancien propriétaire.

17. Le défi

Il bougea cependant, se retournant pour me regarder lorsque j’entrai. Qui plus est, il parla : « Très beau, vraiment très beau. Quel manteau, Optimat ! Puis-je l’examiner ? »

Je me rapprochai de lui ; le dallage du sol, fait de carreaux usés, était inégal sous le pied. Un rayon de soleil d’un rouge intense, bien droit, et dans lequel tournoyaient des grains de poussière, me séparait encore de lui, comme une lame.

« Votre vêtement, Optimat. » De la main gauche, je soulevai un pan de mon manteau et le lui tendis ; il en tâta l’étoffe du même geste que la jeune fille, quelques instants auparavant. « Oui, très beau, très doux. On dirait de la laine, mais c’est plus doux, beaucoup plus doux. Un mélange de lin et de vigogne, peut-être ? Et la couleur est remarquable. Un véritable habit de bourreau. Je doute cependant que les manteaux authentiques de bourreaux aient été moitié aussi délicats. Mais qui ferait la fine bouche devant une étoffe de cette qualité ? » Il plongea sous son comptoir, et en ramena une poignée de chiffons. « Puis-je examiner l’épée ? J’y ferai extrêmement attention, je vous le promets. »

Je fis glisser Terminus Est hors de son fourreau et la posai sur le tas de chiffons. Il se pencha sur la lame, mais ne la toucha pas et ne fit aucun commentaire. Mes yeux, à ce moment-là, étaient complètement accoutumés à l’obscurité de la boutique, et je remarquai un ruban noir et étroit qui se perdait dans ses cheveux, à un pouce environ au-dessus de ses oreilles. « Vous portez un masque, dis-je.

— Trois chrisos. Pour l’épée. Plus un autre pour le manteau.

— Je n’ai pas l’intention de les vendre. Enlevez-le.

— Si vous voulez. Bon, quatre chrisos pour l’épée. » Il mit les mains en forme de coupe, et le masque à tête de mort tomba de lui-même dedans. Son visage véritable, tanné, aux pommettes plates, présentait une remarquable ressemblance avec celui de la jeune femme restée à l’extérieur.

« Je veux simplement acheter un manteau.

— Je vous en donne cinq chrisos ; c’est mon dernier mot, croyez-moi. Il faudra me laisser un jour pour rassembler la somme.

— Je vous ai déjà dit que cette épée n’était pas à vendre. » Je repris Terminus Est, et la replaçai dans son fourreau.

« Six. » Il tendit la main par-dessus le comptoir et me prit le bras. « C’est plus qu’elle n’en vaut. Écoutez, cette fois, je n’irai pas plus loin ; c’est votre dernière chance. Six.

— Je suis entré ici pour acheter un manteau. La jeune femme, que je suppose être votre sœur, m’a dit que je pourrais trouver quelque chose à un prix raisonnable. »