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L’homme soupira. « Eh bien, d’accord, je vais vous vendre un manteau. Me direz-vous tout d’abord d’où vous vient cette épée ?

— Elle m’a été donnée par l’un des maîtres de notre guilde. » Une expression qu’il me fut impossible d’identifier passa fugitivement sur son visage, et je lui demandai : « Ne me croyez-vous pas ?

— Bien au contraire. Je vous crois – et c’est cela qui me tracasse. Mais qui êtes-vous, exactement ?

— Je suis compagnon bourreau. Nous ne passons pas souvent de ce côté du fleuve, et allons rarement aussi loin vers le nord. Êtes-vous donc tellement surpris de me voir ? »

Il acquiesça. « C’est aussi inattendu que de rencontrer un psychopompe. Puis-je vous demander pour quelles raisons vous vous trouvez dans ce quartier de la ville ?

— Vous le pouvez. Mais c’est la dernière question à laquelle je répondrai. Je suis en route pour Thrax, où je dois prendre ma charge.

— Merci, dit-il. Je ne vous importunerai pas davantage. Je n’ai pas besoin de le faire, d’ailleurs. Si je comprends bien, vous voudriez surprendre vos amis lorsque vous enlèverez votre manteau – est-ce que je me trompe ? –, sa couleur devra donc contraster avec celui que vous portez déjà ; le blanc ne serait pas mal, mais c’est une couleur voyante elle-même, et en outre fort difficile à maintenir propre. Un marron éteint irait mieux. Qu’en pensez-vous ?

— Les rubans qui retenaient votre masque, ils sont encore en place », dis-je. Il extrayait des boîtes de sous son comptoir et ne répondit pas. Au bout de quelques instants, le tintement des clochettes de la porte vint créer une diversion. Le nouveau client était un jeune homme, apparemment, mais on ne pouvait distinguer ses traits, car son visage était caché par un heaume damasquiné et fermé ; un jeu de cornes tournées vers le bas et croisées servait de visière. Son armure, en cuir laqué, exhibait une chimère d’or au niveau de la poitrine ; elle avait l’expression vide d’une femme folle et semblait frémir.

« Oui, Hipparque ? » Le commerçant laissa tomber toutes ses boîtes pour faire une révérence servile. « Puis-je vous aider ? »

Une main prise dans un gantelet se tendit vers moi, les doigts pincés comme si le jeune homme voulait me donner une pièce.

« Prenez-le », souffla le boutiquier d’un ton effrayé. « Prenez-le, quoi que ce soit. »

Je tendis la main à mon tour, et une bille noire et luisante, de la taille d’un grain de raisin, tomba dans ma paume. Derrière son comptoir, l’homme eut un hoquet ; le personnage en armure se tourna et sortit.

Dès qu’il eut disparu, je posai la graine noire sur le comptoir. D’une voix blanche, le marchand s’écria : « N’essayez pas de me la transmettre ! » et recula.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Comment, vous l’ignorez ? C’est un noyau d’averne. Qu’avez-vous donc bien pu faire, pour offenser un officier de la garde autarchique ?

— Mais rien ! Pourquoi m’a-t-il donné cela ?

— Il vous a lancé un défi ; vous êtes mis en demeure…

— De me présenter pour une monomachie ? C’est impossible ; je n’appartiens pas à la classe combattante. »

Son haussement d’épaules fut plus éloquent que ses paroles. « Vous devez vous battre ; sinon, ils vous feront assassiner. La seule question intéressante est de savoir si vous avez réellement offensé l’hipparque, ou s’il y a un personnage haut placé du Manoir Absolu derrière tout cela. »

Aussi distinctement que je voyais le marchand, je vis Vodalus, tel qu’il se tenait dans la nécropole face à ses trois adversaires. Et bien que la prudence me commandât de jeter au loin le noyau d’averne et de fuir la ville aussi vite que possible, je ne pus me résoudre à agir ainsi. Quelqu’un – peut-être l’Autarque lui-même ou son éminence grise, le père Inire – avait appris la vérité sur la mort de Thècle et cherchait maintenant à me faire disparaître sans nuire à la guilde. Très bien, je me battrais donc. Si j’étais victorieux, j’avais une chance de voir mon cas reconsidéré ; et si j’étais tué, ce ne serait que simple justice. Pensant toujours à la lame fine utilisée par Vodalus, je dis : « Je ne connais qu’une seule épée, celle-ci.

— Vous n’allez pas combattre avec des épées… En fait, il vaudrait mieux que vous me laissiez la vôtre.

— Certainement pas. »

Il poussa un nouveau soupir. « Je constate que vous ignorez tout de ces questions, alors que vous allez combattre pour votre vie au crépuscule. Très bien ; vous êtes mon client, et je n’ai encore jamais abandonné un client. Vous voulez un manteau ; en voici. » Il alla dans le fond de sa boutique et revint avec un vêtement couleur feuille-morte. « Essayez celui-ci ; s’il vous va, je vous le laisse pour quatre orichalques. »

Un vêtement aussi large et d’une coupe aussi vague (une cape, en fait) ne pouvait qu’aller, à moins d’être beaucoup trop court ou beaucoup trop long. Le prix me parut excessif, mais je payai sans discuter. En l’endossant, je ne faisais que me mettre un peu plus dans la peau du comédien, que, aujourd’hui, je semblais être forcé par le destin à devenir. En réalité, je jouais déjà dans bien plus de drames que je ne me l’imaginais.

« Pour ma part, dit le commerçant, je dois maintenant rester sur place pour surveiller ma boutique, mais je vais demander à ma sœur de vous aider à trouver votre averne. Elle s’est souvent rendue aux Champs Sanglants, et elle pourra peut-être aussi vous enseigner les rudiments de ce genre particulier de combat.

— Parle-t-on de moi ? » La jeune femme que j’avais rencontrée devant le magasin arriva à cet instant, mais de l’une des pièces obscures de l’arrière-boutique. Elle ressemblait tellement à son frère, avec son nez retroussé et ses yeux fendus vers le haut, que j’eus la certitude qu’ils étaient jumeaux ; autant la silhouette fine et les traits délicats semblaient déplacés chez l’homme, autant ils étaient attirants chez la jeune femme. Son frère venait sans doute de lui expliquer ce qui m’arrivait, mais je ne sais pas ce qu’il lui dit, car je n’écoutais pas ; je ne faisais que la regarder.

Je me remets au travail. Un long moment s’est écoulé depuis que j’ai écrit les lignes que vous venez de lire – par deux fois, j’ai entendu la garde changer devant la porte de mon bureau. Je ne suis pas sûr de bien faire en rapportant toutes ces scènes dans tous leurs détails, qui ne sont peut-être importantes qu’à mes yeux. J’aurais pu facilement résumer ce qui précède : Je vis une boutique et j’y entrai ; un officier des Septentrions me lança un défi ; le marchand envoya sa sœur m’aider à cueillir la fleur empoisonnée. J’ai passé des journées entières à m’ennuyer à la lecture des histoires de mes prédécesseurs, composées, pour l’essentiel, de comptes rendus de ce genre. Ymar, par exemple :

“Après s’être déguisé, il s’aventura dans la campagne, où il espionna un muni qui méditait sous un platane. L’Autarque finit par le rejoindre et s’assit, le dos appuyé sur le tronc, jusqu’à ce que Teur commence à s’éloigner du soleil. Lancée au galop, une escouade de soldats portant des oriflammes passa, ainsi qu’un marchand poussant une mule trébuchant sous le poids de l’or, une femme superbe portée par quatre eunuques et enfin un chien qui trottinait dans la poussière. Ymar se leva à ce moment et se mit à suivre le chien, en riant.”

À supposer que cette anecdote soit vraie, elle paraît facile à expliquer : elle montre que l’Autarque a fait la preuve qu’il était capable de choisir son mode de vie active du seul fait de sa volonté, sans se laisser séduire par les attraits du monde.