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— Je pense que oui, si c’est nécessaire.

— Dans ce cas, vous n’êtes pas un écuyer déguisé. Vous êtes – vous êtes ce que vous êtes…

— Un bourreau. Oui. À quel moment dois-je rencontrer l’hipparque ?

— Pas avant la fin de l’après-midi, aux Champs Sanglants ; c’est à cette heure que l’averne ouvre sa fleur. Nous avons largement le temps, et le mieux est de l’utiliser à en cueillir une et à vous apprendre à vous en servir pour combattre. » Tiré par une paire d’onagres, un fiacre venait dans notre direction. Aghia lui fit signe de la main. « Vous allez être tué, savez-vous…

— Si j’en crois tout ce que vous m’avez dit jusqu’ici, cela me paraît très probable.

— C’est pratiquement certain ; aussi, il est inutile de vous soucier de votre argent. » La jeune femme s’élança au milieu de la circulation, et ressembla, pendant un instant (tant son visage était délicatement ciselé, et tant la courbe de son corps était gracieuse tandis qu’elle gardait le bras levé) à la statue en pied représentant la femme inconnue. Je pensai qu’elle avait elle-même la certitude d’être tuée. Le fiacre s’arrêta à sa hauteur, son attelage manifestant de la nervosité à sa proximité, comme si elle était quelque thylacine. Elle sauta prestement à bord, et la voiture se mit à se balancer en dépit de sa légèreté. Je grimpai à ses côtés et me retrouvai pressé contre elle tellement la banquette était étroite. Le conducteur nous jeta un regard interrogateur, et Aghia lui dit : « L’entrée des Jardins botaniques » ; aussitôt, le fiacre partit en cahotant. « Ainsi donc, mourir ne vous effraye pas ; voilà qui fait plaisir à entendre. »

J’assurai mon équilibre en m’agrippant d’une main au banc du cocher. « Cela n’a sûrement rien d’extraordinaire. Il doit y avoir des milliers, peut-être même des millions de personnes dans mon cas. Des gens accoutumés à l’idée de la mort et qui sont persuadés que les moments importants de leur vie appartiennent au passé. »

Le soleil apparaissait maintenant au-dessus des tours les plus hautes, et les flots de sa lumière, en transformant la poussière la chaussée en or rouge, me mettaient d’humeur philosophique. Le livre marron dans ma sabretache contait entre autres l’histoire d’un ange (lequel n’était peut-être, en fait, que l’une des guerrières ailées qui, dit-on, sont au service de l’Autarque) venu sur Teur afin de remplir quelque mission sans grande importance, et qu’un enfant abattait d’une flèche. Les plis de sa robe resplendissante tout tachés du sang qui s’épanchait de son cœur, coulant comme les ultimes rayons du soleil sur la poussière rougie du soir, l’ange-femme vit l’archange Gabriel s’approcher d’elle. Il tenait son épée flamboyante d’une main, et sa hache à double tranchant de l’autre ; en travers de son dos, maintenue par un arc-en-ciel, se balançait la trompe même des grandes batailles célestes. « Que t’arrive-t-il donc, mon enfant, demanda Gabriel, toi dont la poitrine est d’un rouge plus écarlate que celle du rouge-gorge ?

— Je viens d’être tuée, répondit l’ange-femme, et ma substance va bientôt retourner se fondre une fois de plus dans celle du Pancréateur.

— Ne sois pas ridicule. Tu es un ange, un pur esprit, et tu ne peux mourir.

— Mais je suis morte ! dit l’ange. C’est comme cela. Tu vois bien comment mon sang s’est écoulé – et n’observes-tu pas qu’il ne jaillit plus en à-coups puissants, mais se répand au contraire paresseusement ? Constate aussi la pâleur de ma peau ; un ange n’est-il pas toujours paré des couleurs de la santé ? Prends ma main, et tu auras l’impression de tenir quelque horrible dépouille arrachée aux eaux stagnantes d’un étang. Sens mon haleine – n’est-elle pas fétide, puante, putride même ? » Gabriel ne répondit rien, et l’ange-femme finit par dire : « Toi, mon frère et mon supérieur, que tu sois convaincu ou non par les preuves que je t’ai données, je te prie de bien vouloir t’en aller. Je vais débarrasser l’univers de ma présence.

— Je suis tout à fait convaincu », dit Gabriel en s’éloignant. « Je me disais simplement que si j’avais su devoir périr un jour, je ne me serais pas toujours montré aussi téméraire. » À voix haute, je dis à Aghia : « J’éprouve la même chose que l’archange de l’histoire : si j’avais su que le temps que j’avais à vivre s’écoulerait aussi facilement et aussi vite, sans doute aurais-je agi différemment. Connaissez-vous cette légende ? De toute façon, j’ai pris ma décision, et il n’y a plus rien à dire ou à faire. Ce soir, je vais être tué par le Septentrion avec – avec quoi ? Une plante ? Une fleur ? En un certain sens, je n’y comprends rien. Il y a moins d’une heure, je m’imaginais encore pouvoir aller dans une ville du nom de Thrax, afin d’y vivre le reste de mes jours – quelle que soit cette vie. Figurez-vous que j’ai dormi la nuit dernière dans le même lit qu’un géant ; voilà qui, au fond, n’est pas moins fantastique. »

Elle ne répondit pas. C’est moi qui relançai la conversation, au bout d’un moment. « Quel est ce bâtiment que l’on voit ici ? Celui au toit vermillon et aux colonnes bifurquées ? On dirait qu’on a mêlé de la toute-épice à son mortier. Du moins, il me semble sentir quelque chose d’approchant qui en provient.

— C’est le mensal des monaques. Savez-vous que vous êtes quelqu’un d’effrayant ? Quand vous êtes entré dans notre boutique, j’ai tout d’abord cru que vous n’étiez qu’un écuyer en tenue fantaisiste. Puis, lorsque j’ai compris que vous étiez réellement bourreau, je me suis dit que dans le fond, ce n’était pas si terrible que cela, et que vous n’étiez qu’un jeune homme comme les autres.

— Et je suppose que vous en avez connu beaucoup ? » En vérité, j’espérais bien que tel était son cas. Je la voulais avec davantage d’expérience que moi. Et si pas un seul instant je ne me suis imaginé être pur, je voulais néanmoins qu’elle le soit moins que moi.

« Il y a cependant quelque chose d’autre chez vous, en fin de compte. Vous avez la tête de quelqu’un qui s’apprête à hériter de deux palatinats et d’une île dans un endroit perdu, et vous vous comportez comme un cordonnier ; de plus, lorsque vous dites ne pas avoir peur de mourir, vous pensez que c’est vrai ; à un niveau plus profond, vous n’y croyez pas, cependant – alors que tout au fond de vous, vous en êtes sûr. Cela ne vous gênerait pas le moins du monde de me trancher la tête, n’est-ce pas ? »

Autour de nous, le trafic était intense, et on pouvait voir toutes sortes de machines : des véhicules avec ou sans roues, tirés par des animaux ou des esclaves, des gens à pied, des hommes à dos de dromadaire, de bœuf, de métamynodon ou de cheval. Un fiacre ouvert, semblable au nôtre, arriva à notre hauteur. Aghia se tourna vers le couple qu’il transportait et s’écria : « Nous allons vous distancer aisément !

— Et où va-t-on ? » répondit l’homme ; je reconnus soudain sieur Racheau, que j’avais rencontré le jour où j’étais allé chercher les livres chez maître Oultan.

Je saisis Aghia par le bras. « Êtes-vous folle, ou est-ce lui ?

— L’entrée des Jardins, pour un chrisos ! »

L’autre fiacre bondit, le nôtre le talonnant de près. « Plus vite », cria Aghia au cocher. Puis, s’adressant à moi : « Avez-vous une dague ? Vous lui mettrez la pointe dans le dos. Comme cela, si nous sommes arrêtés, il pourra prétendre avoir conduit sous la menace d’une arme.