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— Mais pourquoi faites-vous cela ?

— C’est un test ; personne n’ira croire que cette tenue est vraiment la vôtre. En revanche, tout le monde pensera que vous êtes un écuyer qui s’est amusé à se déguiser. Et je viens d’en donner la preuve. » (Nous penchions dangereusement vers un haquet chargé de sable.) « Qui plus est, nous allons gagner. Je connais notre cocher, et je sais que son attelage est frais. Alors que celui de l’autre a promené cette catin pendant au moins la moitié de la nuit. »

Je compris soudain que son plan était de me réclamer le chrisos au cas où nous gagnerions, et que l’autre femme ferait de même auprès de Racheau si nous perdions – si ce n’est que je n’en possédais pas. Mais comme il me serait agréable de l’humilier ! La vitesse et l’imminence de ma mort (car j’étais convaincu que l’hipparque me tuerait) me rendaient plus insouciant que je ne l’avais jamais été au cours de ma vie. Je dégainai Terminus Est, et grâce à la longueur de sa lame, il me fut facile d’atteindre les onagres. Leurs flancs étaient déjà couverts d’écume, et les légères entailles que je leur fis durent les brûler comme du feu. « C’est bien mieux que n’importe quelle dague », lançai-je à l’intention d’Aghia.

La foule s’ouvrait comme de l’eau en entendant les fouets des cochers ; les mères s’emparaient de leurs enfants pour fuir, les soldats se servaient de leur lance pour sauter sur le rebord des fenêtres et se mettre en sécurité. Nous étions favorisés par le déroulement de la course : le fiacre de nos concurrents nous ouvrait la voie, dans une certaine mesure, et les autres véhicules le gênaient davantage que nous. Cependant, nous ne regagnions que lentement du terrain, et pour grignoter quelques aunes, notre cocher, qui s’attendait certainement à recevoir un bon pourboire en cas de victoire, lança ses onagres sur une volée de marches en calcédoine. Les statues, les marbres, les colonnes, les pilastres, tout eut l’air de se jeter sur nous. Nous fonçâmes à travers la muraille verte d’une haie aussi haute qu’une maison, renversâmes un charreton chargé d’oubliés, plongeâmes sous une arche, et, redescendant par un escalier faisant un coude, nous nous retrouvâmes dans la rue, sans savoir à qui appartenait le patio que nous venions de violer si brutalement.

Une petite voiture de boulanger, tirée par des moutons, avançait tranquillement dans l’espace étroit qui séparait nos deux véhicules ; accrochée par notre grande roue arrière, elle se renversa, dispersant une pluie de pain frais dans la rue, et le choc jeta Aghia tout contre moi ; je sentis les formes agréables de son corps menu, et ne pus m’empêcher de passer un bras autour d’elle et de la serrer contre moi. J’avais déjà saisi des femmes de cette façon – Thècle, assez souvent, mais aussi des corps de louage, en ville. J’éprouvais cette fois une nouvelle sensation, douce-amère, née de l’attirance cruelle que la jeune femme exerçait sur moi. « Je suis contente que vous l’ayez fait, me dit-elle dans le creux de l’oreille. Je déteste que les hommes m’attrapent », ajouta-t-elle en me couvrant le visage de baisers.

Le cocher se retourna, une lueur de triomphe dans le regard, laissant son attelage affolé se diriger tout seul. « On a franchi la voie Croche – on les tient, maintenant – en passant par les prés communaux… on va leur mettre plus de cent coudées ! »

Roulant et tanguant, le fiacre s’engagea dans une ouverture étroite ménagée au milieu de broussailles. Un immense bâtiment se dressa devant nous ; le cocher tenta désespérément d’en détourner ses bêtes, mais il était trop tard. Nous heurtâmes l’une de ses parois qui céda comme le ferait un tissu léger dans un rêve, et nous nous retrouvâmes dans un espace qui évoquait une caverne, faiblement éclairé et sentant le foin. Droit devant nous, surélevé de quelques marches, se tenait un autel aussi grand qu’une maisonnette, éclairé par de petites lumières bleues posées dessus. Je le vis et compris que je ne le voyais que trop bien : notre cocher avait été arraché de son siège, à moins qu’il n’ait sauté à terre pour se tirer d’affaire. Aghia se mit à hurler.

La voiture s’écrasa contre l’autel. La pagaille d’objets volant dans toutes les directions qui s’ensuivit est impossible à décrire ; on aurait dit que tout se mettait à tournoyer et à s’écrouler sans jamais se toucher, comme dans le temps du chaos, avant la création. J’eus l’impression que le sol bondissait à ma rencontre, et il me frappa avec une force telle que mes oreilles se mirent à bourdonner.

Il me semblait avoir gardé Terminus Est à la main tandis que je décrivais mon vol plané, mais je l’avais perdue. J’essayai de me relever pour la chercher, mais je n’avais plus de souffle ni de force. Les cris d’un homme me parvinrent d’un endroit assez éloigné. Je roulai sur le côté et réussis à ramener sous moi mes jambes apparemment sans vie.

Nous nous trouvions vraisemblablement près du centre du bâtiment, aussi vaste que le Grand Donjon, à première vue, mais en revanche complètement vide : il n’y avait ni cloisons, ni escaliers, ni le moindre mobilier. À travers l’air tout doré et plein de poussière, je pouvais apercevoir des piliers de guingois qui me semblèrent être en bois peint. Des lampes, qui n’étaient que de simples points de lumière, pendaient à une dizaine de mètres de hauteur, ou davantage. Très haut, bien au-dessus des lampes, le toit multicolore ondulait et s’agitait sous l’effet d’un vent que je ne sentais pas.

J’étais tombé sur de la paille ; il y avait d’ailleurs de la paille partout autour, formant un tapis jaune dont on ne voyait pas la fin ; on aurait dit le champ d’un titan après la moisson. Répandues dans tous les sens, gisaient les planches qui formaient auparavant l’autel, et on pouvait voir des fragments de bois rehaussés d’or posé à la feuille, dans lesquels étaient enchâssées des turquoises et des améthystes violettes. Toujours poussé par l’idée de rechercher mon épée, je me levai et marchai au hasard, pour trébucher presque aussitôt sur l’épave du fiacre. Un onagre était allongé sur le sol à quelques pas ; je me souviens avoir pensé qu’il avait dû se rompre le cou. Une voix lança : « Bourreau ! » Parcourant les débris de l’accident du regard, j’aperçus Aghia, debout mais tremblante. Je lui demandai comment elle allait.

« Vivante, en tout cas, mais nous devons filer d’ici au plus vite. Cet animal est-il mort ? »

J’acquiesçai.

« On aurait pu le prendre comme monture. Tandis que maintenant, il va vous falloir me transporter, du moins si vous le pouvez. Je ne crois pas que ma jambe droite puisse porter le poids de mon corps. » Elle chancela en disant ces mots, et je dus me précipiter pour la rattraper au moment où elle allait tomber. « Il faut partir tout de suite, vite ! dit-elle. Voyez-vous une issue ? Vite ! »

Je ne voyais rien. « Pourquoi devons-nous partir si rapidement ?

— Servez-vous de votre nez, si vos yeux vous empêchent de voir ce qui se passe. »

Je reniflai l’air. L’odeur qui régnait n’était plus celle de la paille fraîche, mais de la paille en train de brûler ; au même instant je vis les flammes, très lumineuses dans l’obscurité de l’endroit, mais encore si petites qu’elles auraient pu n’être que de simples étincelles quelques secondes avant. J’essayai de courir, mais c’est tout juste si je pouvais me traîner. « Où sommes-nous ?

— Dans la Cathédrale des Pèlerines, que certains appellent la Cathédrale de la Griffe. Ces pèlerines forment une bande de prêtresses, qui parcourt tout le continent. Jamais elles…»

Aghia s’interrompit, car nous venions de tomber sur un groupe de personnes habillées d’écarlate. Je ne pouvais dire si nous nous étions rapprochés d’eux ou eux de nous, car il semblait qu’ils venaient de se matérialiser à quelques pas, sans avertir. Les hommes avaient la tête rasée et portaient des cimeterres luisants, courbés comme la lune à son premier quartier, et dont le damasquinage lançait des éclairs. Une femme, de la taille d’une exultante, se tenait devant eux, portant un braquemart dans son fourreau : je reconnus Terminus Est. Elle arborait un capuchon et une cape étroite qui se terminait par des sortes de pompons allongés.