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Aghia prit la parole : « Notre attelage est devenu fou, sainte Domnicellae…

— Là n’est pas la question », l’interrompit la femme qui tenait Terminus Est. Elle était extraordinairement belle, mais pas de cette beauté qui éteint le désir des hommes. « Cet objet appartient à l’homme qui vous porte. Dites-lui de vous mettre sur vos pieds, et prenez-le. Vous pouvez marcher.

— Un peu, oui. Faites ce qu’elle demande, bourreau.

— Ne connaissez-vous pas son nom ?

— Il me l’a dit, mais je l’ai oublié. »

Je dis : « Sévérian », tout en soutenant Aghia d’une main et en tendant l’autre pour reprendre Terminus Est.

« Ne l’employez que pour mettre fin aux querelles, dit alors la femme habillée de rouge. Non pas pour les provoquer.

— La paille est en train de brûler sur le sol, châtelaine ; le savez-vous ? Ceci est une tente…

— Il sera éteint. Nos sœurs et nos servantes sont en train d’écraser les braises en ce moment même. » Elle fit une pause, et son regard alla d’Aghia à moi, pour revenir sur Aghia, avec vivacité. « Dans les débris de notre Grand Autel détruit par votre véhicule, ceci est le seul objet, parmi ceux que nous avons retrouvés, qui semble vous appartenir – et être d’une grande valeur pour vous, probablement. Nous restituerez-vous tout objet de valeur que vous pourriez avoir trouvé ? »

Je me souvins des améthystes. « Je n’ai rien trouvé de valeur, châtelaine. » Aghia secoua négativement la tête, et je poursuivis : « Il y avait des morceaux de bois portant des pierres précieuses un peu partout, mais je les ai laissés là où ils se trouvaient. »

Les hommes assurèrent la garde de leur épée dans la main, et cherchèrent une bonne position de pied ; mais la grande femme ne bougea pas, fixant des yeux tour à tour Aghia et moi. « Approche-toi de moi, Sévérian. »

Je m’avançai ; il n’y avait que trois ou quatre pas à faire. La tentation fut grande de tirer Terminus Est de son fourreau pour affronter les hommes au crâne rasé, mais j’y résistai. Leur maîtresse saisit mes poignets dans ses mains et me regarda droit dans les yeux. Les siens étaient parfaitement calmes, et dans la lumière étrange qui régnait dans la tente, semblaient aussi durs que des béryls. « Il n’y a pas trace de faute en lui », finit-elle par dire.

L’un des hommes murmura : « Vous vous trompez, Domnicellae.

— J’ai dit, pas de faute. Recule, Sévérian, et laisse avancer la jeune femme. »

Je fis ce qu’elle me commandait, et Aghia se rapprocha d’elle en clopinant ; mais elle s’arrêta à plus d’un pas, et quand la femme en rouge vit qu’elle ne viendrait pas plus près, elle franchit le pas restant et lui prit les poignets comme elle avait fait avec moi. Au bout d’un instant, elle jeta un regard aux femmes qui, jusqu’ici, étaient restées derrière les gardes en armes. Avant que j’aie pu comprendre ce qui se passait, deux d’entre elles s’étaient saisies de la robe d’Aghia et la lui avaient fait passer par-dessus la tête pour la retirer. L’une d’elles dit alors : « Rien, notre Mère.

— Je crois qu’est venu le jour de la prédiction. »

Les mains croisées sur la poitrine, Aghia me glissa dans un murmure : « Ces pèlerines sont complètement folles. Tout le monde le sait, et je vous aurais averti si j’en avais eu le temps. »

La femme de haute taille dit alors : « Rendez-lui ses haillons. La Griffe n’a jamais disparu, de mémoire humaine, mais elle s’évanouit à son gré, et il ne serait ni possible ni même concevable que nous puissions l’en empêcher. »

L’une des autres femmes murmura : « Nous pouvons encore la trouver parmi les débris, notre Mère. » Une deuxième ajouta : « Est-ce qu’ils ne devraient pas payer pour les dégâts ?

— Tuons-les », s’écria un homme.

La grande femme ne laissa pas voir si elle avait entendu ou non ces remarques. Déjà elle nous quittait, paraissant glisser sur le sol couvert de paille. Toutes les femmes la suivirent, en échangeant des regards, et les hommes s’éloignèrent après avoir enfin baissé leurs lames.

Aghia se tortillait pour remettre sa robe. Je lui demandai ce qu’elle savait de la Griffe, et qui étaient ces étranges pèlerines.

« Faites-moi plutôt sortir d’ici, Sévérian, et je vous dirai tout ce que vous voudrez. Cela porte malheur de parler d’elles dans leur propre cathédrale. La paroi n’est-elle pas déchirée, par là-bas ? »

Nous nous dirigeâmes dans la direction qu’elle indiquait, trébuchant parfois sur des débris cachés sous la paille. Il n’y avait pas de déchirure, mais je pus soulever suffisamment le bord inférieur de la tente de soie pour qu’il fut possible de se glisser par-dessous.

19. Les Jardins botaniques

La lumière du soleil nous aveugla ; on aurait dit que nous venions de passer instantanément de la pénombre du crépuscule à la clarté du grand jour. Des fragments de paille tout dorés tournoyaient dans l’air vif autour de nous.

« On se sent mieux, dit Aghia. Soufflons un instant, maintenant, le temps que je m’oriente. Il me semble que les Marches adamniennes se trouvent sur notre droite. Notre cocher ne serait tout de même pas passé par là – après tout, ce n’est pas impossible, il était devenu fou – mais elles devraient nous conduire jusqu’à l’entrée des Jardins botaniques par le plus court chemin. Donnez-moi encore le bras, Sévérian, ma jambe me fait toujours un peu mal. »

Nous marchions maintenant sur de l’herbe, et je pus voir que la tente-cathédrale avait été dressée sur un pré qu’entouraient des maisons en partie fortifiées. Ses beffrois de toile, qui dominaient les parapets de ces demeures, paraissaient presque immatériels. Une avenue pavée longeait l’étendue gazonneuse, et je renouvelai ma question à propos des pèlerines au moment où nous nous y engageâmes.

Aghia me jeta un regard en coulisse. « Il faut me pardonner, mais je trouve difficile de parler de vierges professionnelles à un homme qui vient de me voir nue. Même si dans d’autres circonstances, les choses auraient pu être différentes. » Elle prit une profonde inspiration. « En réalité, je ne sais que peu de chose à leur sujet ; cependant, comme nous avons des vêtements de leur ordre à la boutique, j’ai questionné mon frère, et j’ai commencé à faire davantage attention à tout ce que l’on disait à leur propos. Ce costume est très prisé de ceux qui veulent se déguiser – tout ce rouge, vous comprenez.

« Quoi qu’il en soit, c’est un ordre religieux, comme vous avez bien dû le comprendre déjà. Le rouge symbolise la venue de la lumière du Nouveau Soleil ; elles s’installent sur les grandes propriétés, en revendiquent une partie où dresser leur cathédrale pendant un temps et voyagent ainsi à travers le pays. Elles prétendent posséder la relique qui a le plus de valeur au monde : la Griffe du Conciliateur. Le rouge, autrement dit, symbolise les blessures de la Griffe. »

Essayant de faire de l’esprit, je répondis : « J’ignorais qu’il eût des griffes.

— Il ne s’agit pas d’une véritable griffe. On raconte que c’est une pierre précieuse. Vous en avez certainement entendu parler. Je ne comprends pas pourquoi on l’appelle la Griffe, et je ne crois pas que ces prêtresses le sachent elles-mêmes. Si l’on admet toutefois qu’elle a eu quelque rapport avec le Conciliateur en personne, il est facile de saisir son importance. Tout ce que nous savons de lui, après tout, est purement historique, que nous niions ou acceptions le fait qu’il a été en contact avec notre race dans un lointain passé. Si la Griffe est vraiment le symbole que veulent y voir les pèlerines, c’est qu’il a bien vécu un jour, quoiqu’il puisse être mort actuellement. »