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Le regard stupéfait d’une femme qui passait, un dulcimer à l’épaule, me fit comprendre que le manteau que j’avais acheté au frère d’Aghia n’était plus en place, laissant apparaître, par son ouverture, ma cape de fuligine (ou plutôt une espèce de néant aux yeux de la malheureuse femme). Tout en remettant de l’ordre dans ma tenue et en assurant la fibule de col, je dis à Aghia : « Comme toutes les discussions qui portent sur la religion, celle-ci devient de plus en plus abstruse au fur et à mesure qu’on la poursuit. À supposer que le Conciliateur, il y a des éons de cela, ait marché parmi nous et qu’il soit mort depuis, quelle importance a-t-il pour nous – les historiens et les fanatiques exceptés ? J’estime cette légende, dans la mesure où elle fait partie de notre passé sacré, mais il me semble qu’aujourd’hui, c’est la légende qui compte, et non pas la poussière laissée par le Conciliateur. »

Aghia se frotta les mains, comme si elle voulait se les réchauffer au soleil. « Si nous supposons – nous tournons ici, Sévérian, vous pouvez apercevoir le haut des marches, là-bas, à l’endroit où se tiennent les statues des éponymes – si nous supposons, disais-je, que le Conciliateur ait vécu, il était, par définition, le maître de l’Énergie. Ce qui entraîne la transcendance de la réalité et inclut la négation du temps. Vrai ou faux ? »

J’acquiesçai.

« Alors dans ce cas, rien ne l’empêche, à partir d’un point dans le temps situé, disons à trente mille années de là, de surgir dans ce que nous appelons le présent. Qu’il soit mort ou non, s’il a jamais existé, il peut tout aussi bien se manifester au prochain tournant de la rue ou à la fin de la semaine. »

Nous avions atteint le haut de l’escalier. Les marches étaient taillées dans une pierre aussi blanche que du sel ; elles étaient parfois si larges qu’il fallait plusieurs pas pour aller de l’une à l’autre, et parfois si étroites que l’on aurait presque dit les barreaux d’une échelle. Des marchands de confiseries, des dresseurs de singes et toutes sortes de commerces ambulants de ce genre, avaient disposé leurs étalages sur les degrés. Pour quelque raison obscure, je prenais grand plaisir à discuter de ces mystères en descendant l’escalier en compagnie d’Aghia, et je lui dis : « Et tout cela, parce que ces femmes disent posséder l’un de ses ongles éclatants. J’imagine qu’il est aussi à l’origine de guérisons miraculeuses ?

— Cela se produit parfois… c’est du moins ce qu’elles prétendent. Elle permet aussi la recouvrance des blessures, ressuscite les morts, fait naître du sol des espèces nouvelles, purifie des désirs charnels, et ainsi de suite. Elle fait toutes les choses qu’il aurait accomplies lui-même.

— Vous êtes en train de vous moquer de moi, maintenant !

— Non, c’est le soleil qui me fait rire. Vous savez bien ce que l’on dit qu’il fait au visage des femmes ?

— Il le fait brunir.

— Il les rend affreuses. Pour commencer, il dessèche la peau, creuse des rides, bref, il l’abîme. En outre, il fait ressortir tous les petits défauts qu’elles peuvent avoir. Vous savez, comme dans l’histoire d’Urvashi qui aimait Pourourava avant de l’avoir vue au grand soleil. Mais peu importe ; je l’ai senti sur mon visage et je me suis dit : je ne me soucie pas de toi. Je suis encore trop jeune pour cela, et l’année prochaine, j’aurai un chapeau pris dans notre réserve. »

Dans la pleine lumière du soleil, le visage d’Aghia était certes loin d’être parfait ; mais elle n’avait pas lieu de craindre quoi que ce soit. Mon désir se nourrissait aussi goulûment de ses imperfections que de ses beautés. Elle possédait ce courage des pauvres, fait d’espoir désespéré, qui est peut-être de toutes les qualités humaines la plus fascinante ; et je me réjouissais de la présence de ces petits défauts qui, à mes yeux, la rendaient plus réelle.

« Peu importe », répéta-t-elle, serrant fortement ma main. « Je dois bien admettre que je n’ai jamais compris pourquoi des femmes comme ces pèlerines prétendent systématiquement que les gens ordinaires doivent se purifier de leurs désirs charnels. Mon expérience m’a montré qu’ils les contrôlent fort bien eux-mêmes, quotidiennement de plus. Ce qu’il nous faut trouver, c’est quelqu’un avec qui nous pouvons les laisser s’exprimer.

— Dans ce cas, il ne vous est pas indifférent que je vous aime », dis-je, ne plaisantant qu’à demi.

« Aucune femme n’est indifférente à l’amour d’un homme, et plus il y en a, mieux ça vaut ! Mais je ne choisis pas de vous aimer en retour, si c’est ce que vous voulez dire. Il serait tellement facile de me promener avec vous en ville, aujourd’hui, sans plus se faire de soucis. Mais si vous êtes tué ce soir, je serai malheureuse pendant quinze jours.

— Et moi donc !

— Non, pas vous. Pour vous les soucis seront terminés pour toujours. Plus rien ne vous affectera. On ne souffre pas lorsqu’on est mort, vous devriez pourtant bien le savoir dans votre guilde.

— J’en arrive presque à penser que tout ce qui m’arrive n’est qu’un tour que vous êtes en train de me jouer, vous et votre frère. Vous étiez à l’extérieur du magasin lorsque le Septentrion s’est présenté – vous auriez très bien pu lui dire quelque chose qui le monte contre moi… Peut-être est-il votre amant ? »

Aghia éclata de rire, et ses dents brillèrent dans le soleil. « Mais regardez-moi donc ! Je porte une robe de brocart, certes ; vous avez pourtant bien vu ce qu’il y avait dessous… Je vais pieds nus. Je n’ai ni boucles aux oreilles ni bagues aux doigts. Aucune lamie d’argent ne se love autour de mon cou, et mes bras ne sont pas serrés dans des anneaux d’or. Cela vous montre assez qu’il y a peu de chance pour qu’un officier des troupes du Manoir soit mon amant. Il y a bien ce vieux marin, laid et pauvre, qui cherche à me convaincre de vivre avec lui. En dehors de cela… Eh bien, Agilus et moi avons notre boutique ; elle nous a été léguée par notre mère, et si elle est libre de toute hypothèque, c’est parce que nous n’avons encore jamais trouvé personne d’assez fou pour nous prêter de l’argent avec ce trou comme garantie. Nous prélevons parfois des chiffons dans notre stock et les vendons aux fabricants de papier, afin de pouvoir nous offrir un bol de lentilles que nous partageons tous les deux.

— Ce soir, par contre, vous devriez bien dîner, lui répondis-je. J’ai donné à votre frère un bon prix pour ce manteau.

— Comment ? » Sa bonne humeur semblait être revenue. Elle recula d’un pas et mima l’étonnement, la bouche grande ouverte. « N’allez-vous pas m’offrir mon dîner ce soir ? Alors que j’aurai passé la journée à vous conseiller et à vous guider ?

— Et à m’impliquer dans l’affaire de la destruction de l’autel élevé par ces pèlerines…

— De cela, je suis désolée. Vraiment désolée. J’aurais voulu éviter de vous fatiguer les jambes – vous allez en avoir besoin pour combattre. Cependant, quand les autres sont arrivés à notre hauteur, je n’ai vu là qu’une occasion pour vous de gagner un peu d’argent. »

Ses yeux m’avaient quitté, et regardaient sans le voir l’un des bustes grossièrement sculptés qui flanquaient l’escalier.