« Pour dire toute la vérité, je tenais à ce qu’ils soient persuadés de votre qualité d’écuyer. Si les écuyers emploient si souvent des déguisements, c’est parce qu’ils sont perpétuellement occupés à participer à des fêtes ou à des tournois – et vous avez tout à fait une tête d’écuyer. C’est d’ailleurs ce que je me suis dit la première fois que je vous ai vu. Si vous en aviez vraiment été un, comprenez-vous, j’aurais alors été moi-même le genre de fille qu’un écuyer ou le bâtard de quelque exultant peut avoir envie de séduire. Ne serait-ce que pour s’amuser. Je n’avais aucun moyen de savoir ce qui allait se produire.
— Je vois », répondis-je. Je fus pris soudain d’un rire incoercible. « Nous devions avoir l’air de deux idiots, tout secoués que nous étions dans notre fiacre !
— Si vous comprenez, alors embrassez-moi. »
Je la fixai du regard sans bouger.
« Embrassez-moi ! Combien d’occasions vous reste-t-il ? Je vous offrirai davantage, même, si vous le voulez…» Elle s’arrêta un instant, puis se mit à son tour à rire. « Après avoir déjeuné, peut-être. Et si nous pouvons trouver un endroit tranquille, bien que cela risque de ne pas être très bon avant le combat. » Sur ces mots elle se jeta dans mes bras, obligée de se mettre sur la pointe des pieds pour venir baiser mes lèvres. Elle avait la poitrine ferme et haute, et je pouvais sentir les mouvements de ses hanches.
« Cela suffit pour le moment. » Elle me repoussa. « Regardez là, en bas, Sévérian. Entre les pylônes. Que voyez-vous ? »
Les eaux du Gyoll luisaient comme un miroir au soleil. « Le fleuve.
— Oui, le fleuve. Et maintenant, remontez un peu vers la gauche. Il y a tellement de nénuphars que l’île est difficile à discerner, mais le gazon y est d’un vert plus tendre et plus brillant. N’apercevez-vous pas les vitres ? Là où il y a des reflets de soleil ?
— Si, je vois quelque chose. On dirait que tout le bâtiment est en verre. »
Elle acquiesça. « C’est là que se trouvent les Jardins botaniques, et c’est là que nous allons. On vous laissera y couper votre averne ; il suffit de la demander, car vous en avez le droit. »
Nous continuâmes à descendre en silence. Les Marches adamniennes serpentaient le long du versant de la colline, et leur trajet pittoresque constituait un lieu de promenade très prisé ; il était possible de louer un cheval pour faire l’aller-retour depuis les rives du Gyoll. Je vis beaucoup de couples habillés avec élégance, des hommes au visage marqué par d’anciennes peines, et des enfants en train de s’ébattre joyeusement. Ce qui m’attrista le plus fut d’apercevoir, à plusieurs reprises, les tours noires de la Citadelle qui se dressaient sur la rive orientale du fleuve. À la deuxième ou troisième fois que je les vis, il me revint à l’esprit qu’à l’époque où j’allais me baigner sur cette rive, plongeant depuis les quais et me battant avec les enfants des maisons voisines, j’avais quelquefois remarqué cette ligne sinueuse, étroite et blanche dominant la berge opposée, mais si loin en amont qu’elle était à peine perceptible.
Les Jardins botaniques, situés sur une île près de la rive, sont entièrement compris dans un bâtiment tout en verre (une chose que je n’avais jamais vue auparavant et que je n’aurais jamais crue possible). On ne voyait ni tours ni murailles, rien qu’un étrange tholos à facettes, qui s’élevait dans le ciel jusqu’à s’y perdre, ses reflets fugitifs pouvant être un instant confondus avec la lumière pâle des étoiles. Je demandai à Aghia si nous aurions le temps de visiter les différents jardins, mais, avant qu’elle ait eu le temps de me répondre, je lui dis que je voulais les visiter, que nous en ayons ou non le temps. Le fait est que je n’avais pas le moindre remords à l’idée d’arriver en retard pour m’engager dans un combat où je devais mourir, et que j’avais du mal à prendre au sérieux un duel à coups de fleurs.
« Si vous voulez passer votre dernière demi-journée à visiter ces jardins, eh bien, soit, dit-elle. Je viens souvent ici moi-même. C’est gratuit, car c’est l’Autarque qui en finance l’entretien, et très divertissant, du moins si l’on a le cœur solide. »
Nous gravîmes des marches de verre, légèrement teintées de vert, et je demandai à Aghia si la seule destination de cet énorme bâtiment était de produire des fleurs et des fruits.
Elle secoua la tête en riant, et se dirigea vers l’arche imposante qui se dressait devant nous. « De chaque côté de ce grand couloir se trouvent des pièces, et chacune est un bioscope. J’insiste là-dessus, car si ce couloir est plus court que le bâtiment lui-même, ces pièces ont la particularité de s’élargir au fur et à mesure que nous nous y enfonçons. Certaines personnes en sortent très désorientées. »
L’entrée franchie, nous nous retrouvâmes instantanément dans un silence d’une telle qualité qu’il aurait pu être le même au premier matin du monde, avant que les ancêtres de l’homme ne commencent à forger des gongs d’airain, à fabriquer des charrettes aux roues grinçantes et à couvrir le Gyoll du bruit des rames fouettant l’eau. L’air était parfumé, humide, et légèrement plus chaud qu’à l’extérieur. Les murs qui s’élevaient de part et d’autre du sol en tesselles étaient également de verre, mais un verre d’une telle épaisseur que c’est à peine si l’on pouvait distinguer quelque chose au travers. Les feuilles, les fleurs et même les arbres élancés que l’on arrivait à apercevoir au-delà de ces parois ondulaient comme si on les contemplait sous l’eau. Sur une grande porte, je pus lire cette inscription :
JARDIN DU SOMMEIL
« Vous pouvez entrer là où vous voulez », nous dit un vieil homme tout en quittant la chaise où il était assis, dans un coin, « et dans autant de jardins que vous le désirez. »
Aghia secoua la tête négativement. « Nous n’aurons le temps d’en visiter qu’un ou deux.
— Est-ce la première fois que vous venez ? En général, les nouveaux venus apprécient particulièrement le jardin des Pantomimes. »
Il portait une tenue décolorée qui me rappela quelque chose que je n’arrivais pas à déterminer plus précisément. Je lui demandai alors si sa robe était l’habit d’une guilde particulière.
« Bien entendu. Nous sommes conservateurs. N’avez-vous jamais rencontré quelqu’un qui appartienne à notre confrérie, auparavant ?
— Deux fois, il me semble.
— Nous ne sommes pas très nombreux, mais le rôle que nous jouons dans la société est le plus important : nous préservons toutes les choses du passé. Avez-vous visité le jardin des Antiquités ?
— Pas encore, répondis-je.
— Vous devriez ! Si c’est votre première expérience ici, je vous conseillerais de commencer par là. Nous conservons, dans le jardin des Antiquités, des centaines et des centaines de plantes disparues, y compris des variétés que l’on n’a pas vues depuis dix millions d’années. »
Aghia intervint : « Au fait, cette plante grimpante pourpre dont vous êtes si fiers – eh bien, je l’ai vue qui poussait à l’état sauvage à flanc de colline, du côté du pré des cordonniers. »
Le conservateur secoua tristement la tête. « Nous avons perdu des spores, j’en ai bien peur. Nous sommes au courant… un pan de vitre s’est brisé, et le vent les a emportées. » L’expression malheureuse disparut rapidement de son visage buriné, comme s’évaporent les soucis pour les gens simples. Il sourit.
« Elle a de bonnes chances de s’en sortir, maintenant. Tous ses ennemis naturels sont morts, tout comme les affections que ses feuilles soignaient. »
Un bruit de roues me fit tourner la tête. Deux hommes entrèrent par une porte, en poussant un charreton. Je demandais au conservateur ce qu’ils étaient en train de faire.