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« Ils travaillent au jardin de Sable, qui a besoin d’être refait. Ils plantent des cactus et des yuccas, des végétaux de ce genre. Je crains bien qu’il n’y ait pas grand-chose à voir pour l’instant. » Prenant Aghia par la main, je lui dis : « Allons-y. Je voudrais voir comment ils travaillent. » Elle sourit à l’intention du conservateur, eut un léger haussement d’épaules, mais me suivit docilement.

Il y avait bien du sable, mais point de jardin. Nous avancions dans un espace apparemment illimité, parsemé de-ci de-là de gros cailloux. Derrière nous, s’élevait une falaise rocheuse qui masquait la paroi par laquelle nous étions arrivés. Une unique grande plante s’épanouissait près de l’entrée, une sorte de buisson à mi-chemin entre le pied de vigne et le roncier, couvert d’épines tordues et agressives ; je supposai qu’il s’agissait du dernier exemplaire de la flore qui venait d’être enlevée. À part lui, il n’y avait pas la moindre végétation, et rien ne laissait deviner que ce jardin était en cours de restauration, si ce n’est la trace, dans le sable, des deux roues du charreton zigzaguant entre les rochers.

« C’est bien maigre, dit Aghia. Laissez-moi donc vous amener au jardin des Délectations.

— La porte derrière nous est encore ouverte ; pourquoi ai-je l’impression que je suis incapable de quitter cet endroit ? » Elle me regarda de côté. « Tout le monde ressent ce genre d’impression dans les jardins, un jour ou l’autre, mais il est rare que cela se produise la première fois. Il vaudrait mieux que nous en sortions maintenant. » Elle parla encore, mais je n’arrivais pas à saisir ce qu’elle disait. Très loin, il me sembla entendre le bruit sourd de vagues venant se briser sur les côtes de l’univers.

« Attendez…» dis-je. Mais Aghia m’entraîna et nous retrouvâmes le corridor ; du sable était resté accroché à nos pieds – la valeur d’une poignée d’enfant.

« Il ne nous reste vraiment que très peu de temps, maintenant, me reprocha Aghia. Laissez-moi vous montrer le jardin des Délectations, avant d’aller cueillir votre averne et de repartir.

— Mais nous sommes à peine au milieu de la matinée !

— Il est midi passé. Nous sommes restés plus d’une veille dans le jardin de Sable.

— Vous mentez, je le sais bien. »

Pendant un bref instant, je vis briller un éclair de colère dans son regard. Mais il fut rapidement noyé dans une expression d’ironie philosophe, quelque chose qui émanait de son amour-propre blessé. J’étais beaucoup plus fort qu’elle, et, en dépit de ma pauvreté, également plus riche. Elle était actuellement en train de se dire (j’avais presque l’impression d’entendre sa voix) que c’était me prendre sous son contrôle que d’accepter de telles insultes.

« Sévérian, vous avez discuté et protesté, si bien qu’à la fin, j’ai dû littéralement vous traîner pour sortir de là. Les jardins ont souvent cet effet sur les gens – les personnes influençables, du moins. On prétend que l’Autarque tient à ce que quelques personnes y demeurent dans chaque site pour lui donner davantage de réalité, et que son archimage, le père Inire, les a entourées d’un sort de conjuration. Mais comme j’ai réussi à vous tirer de celui-là, il est peu probable que les autres vous fassent autant d’effet.

— J’avais l’impression d’appartenir à cet endroit, dis-je, et que j’allais rencontrer quelqu’un… et aussi qu’une certaine femme se trouvait là, tout près, mais cachée à ma vue. »

Nous étions en train de passer devant une autre porte, sur laquelle était écrit :

JARDIN DE LA JUNGLE

Comme Aghia ne me répondait pas, je repris : « Puisque vous dites que les autres ne m’affecteront pas autant, entrons dans celui-ci.

— Si nous perdons constamment notre temps ainsi, nous ne pourrons même pas entrer dans le jardin des Délectations.

— Juste un petit moment. » La détermination qu’elle mettait à vouloir m’entraîner dans ce jardin particulier, sans s’arrêter aux autres, me faisait de plus en plus craindre ce que je pourrais y trouver – ou y amener avec moi.

La lourde porte du jardin de la Jungle s’ouvrit largement vers nous, laissant échapper un nuage de vapeur chaude ; au-delà, la lumière s’affaiblissait et devenait verdâtre. Des lianes se croisaient devant l’entrée, bouchant en partie la vue, et un grand arbre, pourri jusqu’à la moelle, s’était effondré en travers du chemin à quelques pas de là. Son tronc portait encore une petite pancarte où l’on pouvait lire : Caesalpinia sappan.

« La jungle véritable est en train de mourir dans le Nord, au fur et à mesure que le soleil se refroidit, murmura Aghia. Je connais un homme qui prétend qu’il y a des siècles qu’elle meurt ainsi. Ce que l’on voit ici, c’est la véritable jungle, telle qu’elle existait lorsque le soleil était encore jeune. Entrons, je suis sûre que cet endroit vous intéressera. »

Nous franchîmes l’entrée. Derrière nous, la porte se rabattit et disparut.

20. Les miroirs du père Inire

Aghia avait raison : très loin dans le Nord, les véritables jungles étaient en train de mourir. Je ne les avais jamais vues, mais la visite du jardin de la Jungle me donna l’impression de les connaître. Encore maintenant, alors que je suis assis à ma table de travail, au Manoir Absolu, il a suffi d’un bruit lointain pour évoquer à mes oreilles les cris de ce perroquet au ventre magenta et au dos couleur de cinabre qui allait battant bruyamment des ailes d’un arbre à l’autre, et qui nous lançait des regards désapprobateurs de son œil rond cerclé de blanc : mais cela tient sans nul doute à ce que mon esprit est tout tourné vers ce lieu hanté. Un autre bruit – une autre voix en fait – s’entendait entre ces glapissements, venant d’un univers où dominait le rouge, et qui n’avait même pas encore été conquis en pensée.

« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en prenant le bras d’Aghia.

— Un smilodon. Il est toutefois très loin et ne cherche qu’à effrayer les daims ; affolés, ils se jetteront entre ses mâchoires. Mais à la vue de votre épée, il s’enfuira beaucoup plus vite que vous ne pourriez courir pour l’éviter vous-même. » Une branche avait déchiré sa robe, exposant l’un de ses seins, et la chose l’avait mise de mauvaise humeur.

« Où conduit ce chemin ? Et comment le fauve peut-il se trouver aussi loin, alors que nous sommes seulement dans l’une des pièces du bâtiment de verre que nous avons aperçu du haut des Marches adamniennes ?

— Je n’avais jamais pénétré si profond dans ce jardin-ci. C’est vous qui avez voulu venir.

— Répondez à mes questions, lui conseillai-je en la saisissant par l’épaule.

— Si ce sentier est semblable aux autres – je veux dire à ceux des autres jardins – il décrit une grande boucle qui finit par revenir à la porte par laquelle nous sommes entrés. Il n’y a aucune raison d’avoir peur.

— La porte a disparu quand je l’ai refermée.

— Ce n’est qu’un tour, une illusion. N’avez-vous jamais vu de ces tableaux qui représentent un piétiste plongé dans une profonde méditation quand vous le regardez d’un coin de la pièce, et le même visage en train de vous regarder fixement dans le coin opposé ? Nous verrons la porte lorsque nous approcherons depuis l’autre direction. »

Un serpent aux yeux de cornaline vint se couler sur le chemin ; il redressa sa tête venimeuse pour nous observer, puis disparut. J’entendis Aghia hoqueter et j’en profitai pour dire : « Qui est-ce qui a peur, maintenant ? Ce serpent vous fuira-t-il aussi vite que vous le fuiriez ? Répondez à ma question sur le smilodon, plutôt ; est-il vraiment loin ? Et dans ce cas, comment ce miracle est-il possible ?