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— Je l’ignore. Vous imaginez-vous que toutes vos questions ont leur réponse, ici ? Les avaient-elles, dans l’endroit d’où vous venez ? »

Je me rappelai la Citadelle, et les antiques traditions des guildes. « Non, répondis-je. Les miens ont des coutumes et des rituels inexplicables ; toutefois, en cette période de décadence, ils tombent peu à peu en désuétude. Nous avons des tours dans lesquelles personne n’est jamais entré, également, ainsi que des pièces ignorées et des tunnels dont nous ne connaissons même pas l’entrée.

— Ne pouvez-vous pas comprendre, dans ce cas, qu’il en va de même ici ? Quand nous étions au sommet de l’escalier vous avez regardé dans la direction de ces jardins ; auriez-vous pu alors vous figurer l’ensemble de ce bâtiment ? »

Je dus admettre que non. « Il y avait des pylônes et des flèches qui gênaient la vue, ainsi qu’une partie de la berge surélevée.

— Et même en faisant abstraction de ces obstacles, auriez-vous pu délimiter ce que vous voyiez ? »

Je haussai les épaules. « Avec le verre, il était bien difficile de dire où s’arrêtaient exactement les bords du bâtiment.

— Alors pourquoi me poser toutes ces questions comme vous le faites ? Ou si vous tenez absolument à les poser, ne pouvez-vous au moins comprendre que je n’en connais pas forcément les réponses ? Au bruit produit par le smilodon, je savais qu’il était loin. Peut-être n’est-il pas présent du tout ici – à moins qu’il ne s’agisse de distance dans le temps.

— Au moment où j’ai observé ce bâtiment d’en haut, j’ai vu un dôme à facettes. Maintenant, lorsque je lève les yeux, je ne vois que le ciel entre les feuilles et les plantes grimpantes.

— Les facettes sont très grandes ; il se peut que leurs côtés soient masqués par les grosses branches. »

Nous reprîmes notre marche et dûmes patauger dans un ruisselet où un reptile aux dents aiguës et aux épines dorsales saillantes était en train de se baigner. Je dégainai Terminus Est ; craignant qu’il ne s’en prenne à nos pieds. « Je veux bien admettre, lui dis-je, que par ici les arbres poussent de façon trop serrée pour que l’on puisse voir loin, quelle que soit la direction. En revanche, regardez par là, en remontant le cours de ce filet d’eau ; il y a un dégagement. En amont, on ne voit que de la jungle, mais en aval, on aperçoit les reflets d’un plan d’eau, comme si le ru allait se jeter dans un lac.

— Je vous avais averti que les pièces s’ouvraient sur des perspectives, et que l’on pouvait se sentir désorienté. On dit aussi que les parois de ces lieux sont des spécules dont le pouvoir de réflexion crée l’illusion d’un grand espace.

— J’ai parlé une fois avec une femme qui avait rencontré le père Inire. Elle m’a raconté une histoire à son propos. Voulez-vous l’entendre ?

— Faites comme vous voudrez. »

En vérité, c’était bien moi qui avais envie de l’entendre de nouveau, et je fis donc à ma convenance : je me la racontai dans les profondeurs de mon esprit, et je l’entendis avec presque autant de netteté que lors de la première fois, lorsque Thècle, ses mains aussi blanches et froides que des lys prisonnières des miennes, me l’avait racontée dans sa cellule.

« J’avais treize ans, Sévérian, et j’avais une amie du nom de Domnina. Elle était ravissante, mais elle avait l’air beaucoup plus jeune qu’elle ne l’était en réalité. C’est peut-être pourquoi il a pris au père Inire fantaisie de s’y intéresser.

« Je sais que vous ignorez tout du Manoir Absolu. Il faudra donc me croire sur parole si je vous dis qu’à un certain endroit, dans le Hall des Significations, se trouvent deux miroirs. Chacun mesure entre trois et quatre aunes de large, et ils touchent tous deux le plafond. Il n’y a rien entre eux, si ce n’est un dallage de marbre couvrant quelques douzaines de pas. Autrement dit, à chaque fois qu’une personne passe dans le Hall des Significations, elle voit son image multipliée à l’infini, car chaque miroir est le reflet de son double.

« C’est bien entendu un endroit extrêmement attirant pour une petite fille qui se plaît à imaginer avoir quelque beauté. Nous étions en train de jouer là, une nuit, Domnina et moi, nous tournant et nous retournant devant les miroirs pour nous voir dans nos nouvelles camisoles. Nous avions déplacé deux candélabres de manière à en avoir un aux deux coins opposés du miroir – un à la gauche de chacun d’eux, si vous préférez.

« Nous étions tellement captivées par notre reflet, que nous ne vîmes pas apparaître le père Inire : il fut là, d’un seul coup, à deux pas de nous. En temps ordinaire, comprenez-vous, nous aurions couru nous cacher du plus loin que nous l’aurions aperçu – bien que ce ne fût pas par sa taille, à peine plus élevée que la nôtre, qu’il nous en imposait. Il portait toujours des robes iridescentes, dont les tons se fondaient en une sorte de gris quand on posait les yeux dessus, comme si elles avaient été taillées dans un nuage de brouillard. “Vous devriez faire attention, mes enfants, de ne pas trop vous admirer de cette façon”, nous dit-il. “Il y a un diablotin caché qui vous attend dans le tain des miroirs et se glisse dans les yeux de ceux qui s’y regardent trop longtemps.”

« Je savais ce qu’il voulait dire, et je rougis. Mais Domnina lui répondit : “Je pense l’avoir vu ; il est tout brillant, et il a la forme d’une larme.”

« Le père Inire n’hésita pas quand il lui répondit ; il n’eut même pas un sourcillement – je compris cependant que quelque chose l’avait frappé. “Non, il s’agit d’autre chose, ma dulcinée. Peux-tu le distinguer clairement ? Non ? Dans ce cas, viens me trouver dans la salle des audiences, demain, un peu après nones. Je te le montrerai.”

« Nous étions folles de peur après son départ. Domnina jura plus de cent fois qu’elle ne s’y rendrait pas. Je l’encourageai et tentai d’affermir sa résolution. Pour plus de sûreté, nous nous arrangeâmes pour rester ensemble pendant la nuit et tout le lendemain.

« Le stratagème fut inutile. Peu avant l’heure du rendez-vous, un domestique en livrée, que nous ne connaissions ni l’une ni l’autre, vint chercher la pauvre Domnina.

« On m’avait donné, quelques jours auparavant, un jeu de figurines en papier. Il y avait des soubrettes, des colombines, des pierrots, des coryphées, des arlequines, des figurantes, bref, toutes sortes de personnages. Je me souviens avoir attendu, assise auprès de la fenêtre, durant tout l’après-midi ; je jouais avec mes petits personnages en pensant à Domnina, je coloriais leurs costumes à l’aide de pastels, et les disposais de différentes manières, inventant les jeux auxquels nous jouerions toutes deux lorsqu’elle serait de retour.

« Ma nourrice vint finalement me chercher pour le souper. À ce moment-là, j’imaginai tour à tour que le père Inire avait fait mettre Domnina à mort, ou bien qu’il l’avait renvoyée chez sa mère avec l’ordre de ne jamais revenir me voir. Je venais à peine de finir ma soupe quand quelqu’un frappa à la porte. J’entendis la servitrix de ma mère se rendre jusqu’à l’entrée et Domnina fit irruption dans la pièce. Jamais je n’oublierai son visage ; il était aussi blanc que celui de mes figurines. Elle était en larmes, et ma nourrice fit de son mieux pour la consoler ; puis nous eûmes le fin mot de son histoire.

« L’homme qui était venu la chercher l’avait conduite par une série de salles dont elle ne connaissait même pas l’existence ; comprenez-vous, Sévérian, cela en soi avait déjà de quoi faire peur. L’une comme l’autre nous pensions avoir entièrement exploré l’aile du Manoir Absolu où nous habitions. Ils arrivèrent finalement dans ce qui devait être cette fameuse salle des audiences. Elle m’a dit qu’il s’agissait d’une vaste pièce aux tentures unies, rouge sombre, et pratiquement dépourvue de mobilier, à l’exception de vases plus hauts qu’un homme et dont elle n’aurait pas pu faire le tour avec ses bras.