— N’est-il que le reflet d’une image ?” demanda Domnina en regardant le poisson.
« “Il finira par devenir une chose véritable, si nous n’éteignons pas la lampe et ne déplaçons pas les miroirs. Car l’existence d’une image réfléchie sans un objet qui soit à l’origine de cette image violerait les lois mêmes de notre univers ; c’est pourquoi un objet doit être engendré.” »
« Regardez, me dit Aghia. Nous arrivons quelque part. »
La pénombre était telle, sous les arbres tropicaux, que les taches de soleil du chemin brillaient comme de l’or fondu. Je plissai les yeux pour voir ce quelque part à travers leurs rais lumineux.
« Une maison sur pilotis, en bois jaune. Elle est recouverte de feuilles de palmier. Vous ne la voyez pas ? »
Quelques éléments bougèrent, et la hutte eut l’air de me sauter à la figure, émergeant soudain au milieu d’un mélange de verts, de jaunes et de noir. Une tache ombreuse devint une entrée ; deux lignes inclinées, l’angle formé par un toit. Un homme habillé d’une tenue claire se tenait sur une petite véranda et nous regardait approcher. Je réajustai mon manteau.
« C’est inutile, me dit Aghia. Ici, c’est sans importance. Si vous avez trop chaud, vous pouvez le quitter. »
J’ôtai donc mon vêtement, le pliai, et le mis sur mon bras gauche. Avec une expression de terreur sur laquelle on ne pouvait se tromper, l’homme se tourna et entra dans la cabane.
21. La hutte dans la jungle
Une échelle conduisait jusqu’à la véranda. Elle était construite dans le même bois plein de loupes et grossièrement jointoyé que la hutte, et ses barreaux étaient fixés à l’aide de lanières faites d’une fibre végétale. « Vous n’allez pas monter là-haut ? » me demanda Aghia sur le ton de la protestation.
« Si nous voulons voir ce qui est à voir ici, il le faut bien, lui répondis-je. Et si le souvenir que j’ai gardé de l’état de vos sous-vêtements est bon, vous devriez m’être reconnaissante de vous précéder. »
À ma grande surprise, elle rougit. « Vous allez simplement trouver une habitation comme l’on en construisait autrefois dans les parties chaudes du monde. Croyez-moi, vous n’allez pas tarder à vous ennuyer.
— Eh bien, nous redescendrons, et nous n’aurons pas perdu beaucoup de temps. » Je me mis à escalader l’échelle. Elle ploya et craqua d’une manière alarmante sous mon poids, mais je savais que les installations d’un parc d’attractions public ne pouvaient être véritablement dangereuses. Quand je fus à mi-chemin, Aghia s’élança à ma suite.
L’intérieur de la cabane était à peine plus grand que l’une de nos cellules, mais la ressemblance n’allait pas plus loin. Une impression de solidité et de masse écrasante dominait dans nos cachots ; les plaques métalliques des cloisons amplifiaient le moindre bruit ; le sol résonnait sous le pas des compagnons, sans ployer d’un seul millimètre sous leur poids ; rien n’aurait pu faire s’écrouler les plafonds, qui, dans cette improbable hypothèse, auraient tout écrasé.
S’il est exact que chacun d’entre nous possède son double négatif – un jumeau au teint de lait si nous avons une peau d’ébène ou le contraire – une telle hutte était l’image négative de nos cachots. Tous les murs étaient percés d’ouvertures, celle de l’entrée, grande ouverte, descendant simplement jusqu’au sol, et il n’y avait pas trace de barreaux ou de volets, ni d’un système de fermeture quelconque. Les planchers, les murs et les encadrements des fenêtres étaient faits à l’aide des branches de l’arbre jaune, non équarries ; si bien que je pouvais voir passer, par endroits, des rayons de soleil entre les rondins mal dégrossis, et que si j’avais laissé tomber par mégarde un orichalque sur le plancher, il aurait fort probablement rejoint le sol. Il n’y avait pas de plafond, mais un simple cadre triangulaire d’où pendaient des casseroles et des réserves de nourriture.
Dans un coin, une femme lisait à voix haute ; un homme nu se trouvait accroupi à ses pieds. L’homme que nous avions aperçu depuis le chemin se tenait devant la fenêtre située en face de la porte et regardait à l’extérieur. J’eus l’impression qu’il savait que nous étions là (et même au cas où lui-même ne nous aurait pas vus quelques instants auparavant, il ne pouvait pas ne pas avoir ressenti les vibrations de la hutte lorsque nous avions escaladé l’échelle), mais préférait faire semblant de ne pas nous avoir remarqués. On détecte toujours une certaine raideur dans l’attitude d’une personne qui vous tourne ostensiblement le dos : dans son cas, elle était évidente.
Voici ce que lisait la femme : « Alors il quitta les plaines pour le mont Nébo, le sommet qui fait face à la ville, et le Compatissant lui montra toute la région, jusqu’à la mer occidentale, et lui dit : « Contemple la terre que j’ai juré à tes pères de donner à leurs descendants. Tu l’as vue, mais tes sandales n’en soulèveront pas la poussière. » Ainsi mourut-il à cet endroit, et on l’enterra dans le ravin. »
À ses pieds, l’homme nu acquiesça. « Il en va de même avec nos propres maîtres, Préceptrice. Tout est donné avec le petit doigt. Mais le pouce y est accroché, et l’homme n’a qu’à prendre le cadeau, creuser dans le plancher de sa maison, recouvrir le trou d’une natte ; alors le pouce commencera à tirer, et, morceau par morceau, le cadeau s’élèvera de la terre et montera au ciel, où il disparaîtra. »
Ces propos semblèrent impatienter la femme qui déclara : « Non, Isangoma…» lorsqu’elle fut à son tour interrompue par l’homme à la fenêtre, qui parla sans se retourner. « Garde ton calme, Marie. Je tiens à entendre ce qu’il veut dire. Tu lui expliqueras par la suite.
— L’un de mes neveux, reprit l’homme nu, membre de mon propre cercle de feu, n’avait pas de poisson. Il prit donc sa godelle, et se rendit jusqu’à un certain étang. Il se pencha si imperceptiblement au-dessus de l’eau que l’on aurait pu le prendre pour un arbre. » L’homme nu sauta sur ses pieds en disant ces mots, son corps noueux prenant la pose, comme s’il s’apprêtait à transpercer le pied de la femme d’un javelot imaginaire. « Longtemps, très longtemps il resta sans bouger… jusqu’à ce que les singes n’aient plus peur de lui et reviennent jeter des bouts de bois dans l’eau, et que l’hesperornis regagne son nid en voletant. Un gros poisson finit par sortir de son trou, en dessous des troncs d’arbres immergés. Mon neveu le voyait décrire des cercles lents, très lents. L’animal vint nager près de la surface, et au moment où mon neveu était sur le point de le transpercer de son trident, il vit une délicieuse silhouette de femme à la place du poisson. Mon neveu pensa tout d’abord avoir affaire au roi des poissons, et non à un poisson ordinaire, qui venait de changer de forme pour n’être pas tué. Puis il remarqua que le poisson continuait à se déplacer sous le visage de la femme, et comprit qu’il ne voyait qu’un reflet. Il regarda aussitôt au-dessus de lui, mais à part les vrilles de la vigne, il n’y avait rien. La femme était partie ! » L’homme nu tourna les yeux vers le haut, mimant admirablement bien la stupéfaction du pêcheur. « Cette nuit-là, mon neveu se rendit jusqu’au Numène, l’Être d’Orgueil, et ouvrit la gorge d’un jeune oréodonte, disant…»