Aghia murmura à mon intention : « Au nom du Théoanthrope, avez-vous envie de rester ici encore longtemps ? Cette scène peut se prolonger pendant des heures.
— Laissez-moi le temps d’examiner la hutte, lui répondis-je sur le même ton, et nous repartons. »
« Puissant est l’Être d’Orgueil, sacrés sont tous ses noms. La moindre chose trouvée en retournant une feuille morte est de lui, il porte les tempêtes dans ses bras, et les poisons restent sans effet s’il n’a pas lancé sa malédiction ! »
La femme dit alors : « Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’adresser toutes ces louanges à votre fétiche, Isangoma. Mon mari voulait simplement entendre votre histoire. Merci de nous l’avoir racontée, mais épargnez-nous vos litanies.
— L’Être d’Orgueil protège ceux qui l’implorent ! Ne serait-il pas désolé si l’un de ceux qui l’adorent venait à mourir ?
— Isangoma ! »
Depuis sa fenêtre, l’autre homme intervint : « Il a peur, Marie. Ne l’entends-tu pas dans sa voix ?
— La peur n’existe pas pour ceux qui portent le signe de l’Être d’Orgueil ! Son haleine est une brume qui cache le petit de l’ouakaris et le protège de la griffe du margay !
— Si tu ne veux pas intervenir, Robert, je vais le faire. Isangoma, tais-toi. Ou bien va-t’en, mais ne reviens plus jamais.
— L’Être d’Orgueil sait qu’Isangoma aime la Préceptrice. Il la sauverait s’il le pouvait.
— Me sauver de quoi ? Imaginerais-tu par hasard que l’une de tes bêtes abominables se trouve ici ? S’il y en avait une, Robert la tuerait d’un coup de fusil.
— Les tokoloshes, Préceptrice. Les tokoloshes arrivent. Mais l’Être d’Orgueil se condensera et nous protégera. Il est le tout-puissant qui commande aux tokoloshes, et quand il rugit, tous se cachent sous les feuilles mortes.
— J’ai l’impression qu’il perd la tête, Robert.
— Il a des yeux et il voit, Marie ; toi, non.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Et pourquoi regardes-tu sans cesse par cette fenêtre ? »
Très lentement, l’homme se retourna et nous fit face. Il nous regarda tous les deux, Aghia et moi, pendant un moment, puis se détourna à nouveau. Son visage portait la même expression que nos clients lorsque maître Gurloes leur montrait les instruments que l’on allait utiliser pour leur anacrise.
« Pour l’amour de Dieu, Robert, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Comme Isangoma l’a dit, les tokoloshes sont ici. Non pas les siens, je crois ; plutôt les nôtres. Malemort et la Dame. En as-tu entendu parler, Marie ? »
La femme secoua la tête. Elle s’était levée, et soulevait le couvercle d’un petit coffre.
« C’est bien ce que je pensais, continua l’homme. Il s’agit d’un tableau, ou plus exactement, d’un thème pictural. Il a inspiré plusieurs artistes. Je ne pense pas que ton Être d’Orgueil ait beaucoup de pouvoirs sur ce genre de tokoloshes, Isangoma. Ceux-ci viennent de Paris, où j’ai autrefois été étudiant, pour me reprocher d’avoir abandonné l’art en échange de cette vie.
— Tu as la fièvre, Robert, dit la femme. C’est évident. Je vais te donner quelque chose, et tu ne tarderas pas à te sentir mieux. »
L’homme se tourna à nouveau vers nous, et nous dévisagea, Aghia et moi, non pas comme s’il avait envie de le faire, mais comme si une force inconnue l’obligeait à porter les yeux sur nous. « Si je suis souffrant, Marie, eh bien, les malades savent des choses qu’ignorent les bien portants. N’oublie pas qu’Isangoma aussi sait qu’ils sont ici. N’as-tu pas senti le sol trembler pendant que tu lui faisais la lecture ? Il me semble que c’est à ce moment-là qu’ils sont montés.
— Je viens juste de remplir un verre d’eau, afin que tu puisses prendre ta quinine ; il n’y a pas la moindre ride.
— Que sont-ils, Isangoma ? Des tokoloshes, d’accord. Mais qu’est-ce qu’un tokoloshe ?
— Un mauvais esprit, Précepteur. Quand un homme a de mauvaises pensées, ou qu’une femme fait quelque chose de mal, il naît un nouveau tokoloshe. Il se tient derrière. L’homme se dit : personne n’est au courant, tout le monde est mort. Mais le tokoloshe reste et restera jusqu’à la fin du monde. À ce moment-là, tout le monde le verra et saura ce que cet homme a fait de mal.
— Quelle idée horrible ! » s’exclama la femme.
La main de son mari blanchit en serrant le morceau de branche jaune qui servait de rebord à la fenêtre. « Ne comprends-tu pas qu’ils ne sont que le résultat de nos actes ? Ce sont les esprits de l’avenir, et c’est nous qui les fabriquons.
— Ce que je comprends, Robert, c’est que toutes ces histoires sont des absurdités païennes. Tends l’oreille un instant ; tu as la vue perçante, d’accord. Mais tu peux bien écouter une petite minute, non ?
— Mais j’écoute ; où veux-tu en venir ?
— Nulle part. Je tiens seulement à ce que tu écoutes. Qu’est-ce que tu entends ? »
La cabane devint silencieuse. Moi aussi je tendis l’oreille ; l’aurais-je voulu, je n’aurais pas pu ne pas écouter. À l’extérieur, les singes jacassaient et les perroquets criaient comme auparavant. Puis j’entendis un léger bourdonnement dotant d’un fond les bruits de la jungle ; on aurait dit qu’un insecte aussi grand qu’un bateau était en train de voler au loin.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda l’homme à la fenêtre.
— L’avion postal. Avec un peu de chance, tu ne devrais pas tarder à l’apercevoir. »
L’homme tendit le cou à travers l’ouverture ; curieux de voir de quoi il s’agissait, j’allai me placer à la fenêtre située sur sa gauche et l’imitai. L’épaisseur du feuillage était telle qu’il semblait impossible, au premier abord, de voir quoi que ce soit ; l’homme regardait pratiquement à la verticale, le long du rebord du toit recouvert de palmes, et je découvris un coin de ciel bleu en faisant comme lui.
Le bourdonnement enfla, et je vis apparaître l’atmoptère le plus étrange que j’aie jamais vu. Il possédait des ailes comme s’il avait été construit par des hommes n’ayant pas encore pris conscience que puisqu’elles ne pourraient jamais, en aucun cas, battre comme des ailes d’oiseau, il n’y avait pas de raison que la portance ne soit pas assurée par l’ensemble de l’appareil, comme dans un cerf-volant. Ses deux bras argentés comportaient un renflement bulbeux semblable à celui qui se trouvait également à l’avant du fuselage, et quelque chose brillait faiblement juste en avant de chacun d’eux.
« Nous n’aurions besoin que de trois jours pour nous rendre jusqu’à la piste d’atterrissage, Robert. La prochaine fois qu’il passera, nous pouvons l’y attendre.
— Si le Seigneur nous a envoyés ici…
— Oui, Précepteur, nous devons faire ce que veut l’Être d’Orgueil ! Il n’a pas son égal ! Préceptrice, permettez que je danse pour l’Être d’Orgueil, et que je chante sa chanson. Peut-être les tokoloshes partiront-ils. »
D’un geste vif, l’homme nu prit le livre des mains de la femme et commença à le frapper du plat de la main, en rythme, comme s’il s’agissait d’un tambour. Ses pieds frottaient sur le plancher inégal, et sa voix, après avoir lancé une stridulation mélodique, s’éleva en fausset, comme celle d’un enfant :