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Dans la nuit, quand tout est silence, Écoute-le hurler au sommet des arbres ! Vois-le danser dans les flammes ! Dans la pointe empoisonnée de la flèche, il vit, Petit comme une luciole jaune ! Plus brillant qu’une étoile filante ! Les hommes velus marchent dans la forêt…

« Je m’en vais, Sévérian », me dit Aghia, et elle franchit le seuil de la cabane. « Si vous voulez rester et regarder cette scène, vous le pouvez. Mais il faudra vous débrouiller seul pour cueillir votre averne, et trouver le chemin des Champs Sanglants. Savez-vous ce qui se passera si vous ne vous y présentez pas ?

— Vous avez dit qu’ils enverront des assassins.

— Et les assassins se serviront du serpent que l’on appelle barbe-jaune. Mais pas sur vous, pour commencer : sur votre famille, si vous en avez une, et sur vos amis. Étant donné que je vous ai accompagné partout dans notre quartier de la ville, cela signifie que je serai probablement visée aussi. »

Il vient quand le soleil se couche, Vois ses pieds sur les eaux ! Des pistes de feu traversant les flots !

La mélopée continuait, mais le chanteur savait que nous partions, car il s’y glissa une note de triomphe. J’attendis qu’Aghia eût touché le sol avant de la suivre.

« J’avais l’impression que vous ne viendriez jamais, dit-elle. Bon, maintenant que vous êtes ici, qu’est-ce qui vous plaît tellement dans ce lieu ? » Les couleurs métalliques de sa robe déchirée, contrastant sur le fond vert anormalement sombre de la végétation, semblaient exprimer sa colère.

« Rien, en vérité ; mais la scène m’a intéressé ; avez-vous vu leur atmoptère ?

— Lorsque vous vous êtes penché par la fenêtre, comme l’autre homme ? Je n’ai pas été assez idiote pour cela.

— Il ne ressemblait à aucun de ceux que je connais. C’est le toit à facettes du bâtiment que j’aurais dû voir ; à la place j’ai aperçu l’appareil qu’il s’attendait à voir, lui. C’est du moins la façon dont les choses ont semblé se passer. Quelque chose venu d’ailleurs. Il y a un moment de cela, je voulais vous raconter l’histoire de l’amie de l’une de mes amies, qui s’est trouvée prisonnière des miroirs du père Inire. Elle a été propulsée dans un autre monde, et même après avoir rejoint Thècle – c’était le nom de mon amie –, elle n’était toujours pas absolument sûre d’avoir regagné son véritable point de départ. Je me demande si nous ne sommes pas encore dans l’univers d’où viennent ces gens, plutôt qu’eux dans le nôtre. »

Aghia s’avançait déjà sur le chemin. Des éclats de lumière transformèrent sa chevelure brune en or sombre au moment où elle se retourna pour me jeter par-dessus son épaule : « Je vous ai déjà dit que certains visiteurs sont attirés par certains bioscopes. »

Je me mis au petit trot pour la rejoindre.

« Au fur et à mesure que le temps passe, leur esprit se plie de plus en plus à l’environnement, et c’est peut-être bien ce qui nous arrive. L’atmoptère que vous avez aperçu n’avait sans doute rien de spécial.

— L’homme nous a vus ; le sauvage aussi.

— D’après ce que j’ai entendu dire, plus la conscience d’un indigène exige d’être déformée, plus il y a de chances que se produisent des perceptions résiduelles. Lorsque je rencontre des monstres ou des sauvages dans ces jardins, je constate le plus souvent qu’ils sont beaucoup plus conscients de ma présence, au moins partiellement, que les autres.

— Dans ce cas, comment expliquez-vous l’homme ?

— Ce n’est pas moi qui ai construit cet endroit, Sévérian. Tout ce que je sais, c’est que si vous faisiez maintenant demi-tour, vous ne retrouveriez probablement pas la cabane que nous venons de visiter. Écoutez, je veux que vous promettiez, lorsque nous serons sortis d’ici, de vous laisser amener tout droit jusqu’au jardin du Sommeil sans Fin. Nous ne disposons plus d’assez de temps, même pas pour nous rendre au jardin des Délectations. En outre, vous n’êtes vraiment pas le genre de personne qui devrait aller se promener dans un tel lieu.

— Parce que je voulais rester dans le jardin de Sable ?

— En partie, oui. Tôt ou tard, vous allez finir par me causer des ennuis ici, je le sens. »

Comme elle disait ces mots, nous nous engageâmes dans l’une des sinuosités, apparemment sans fin, décrite par le chemin. Il était barré par un tronc effondré, portant un petit rectangle blanc qui ne pouvait être qu’une identification ; mais à travers le fouillis de branches et de feuillage, sur notre gauche, je pus voir le mur, dont la paroi vitrifiée tirant sur le vert formait un fond clair pour toute cette verdure sombre. Je changeai Terminus Est de main, et dès que j’eus ouvert la porte à Aghia, elle se précipita dehors.

22. Dorcas

En entendant parler pour la première fois de la fleur, j’avais imaginé que les avernes poussaient dans des bacs soigneusement alignés, comme au conservatoire botanique de la Citadelle. Un peu plus tard, après que mon guide m’en eut dit davantage sur les Jardins botaniques, je pensai trouver un endroit comme la nécropole où j’avais tant musardé étant enfant, avec des arbres, des tombeaux en ruine et des chemins pavés d’ossements humains.

La réalité était bien différente : un lac aux eaux noires et un marécage s’étendant à l’infini. Nos pieds s’enfonçaient parmi les roseaux et un vent froid passait en sifflant, sans que rien, semblait-il, n’arrêtât sa course jusqu’à la mer. Des joncs poussaient de chaque côté du chemin que nous avions suivi, et nous vîmes par deux fois un oiseau aquatique passer au-dessus de nous, se détachant en noir sur un fond de ciel brumeux.

J’avais fini par parler de Thècle à Aghia. À un moment donné, elle me toucha le bras : « Vous pouvez déjà les voir d’ici, mais il faudra faire le tour de la moitié du lac pour pouvoir en cueillir une ; regardez dans cette direction… la tache blanche.

— Vues d’ici, elles n’ont guère l’air dangereux.

— Elles ont pourtant fait d’innombrables victimes, croyez-moi. Je suppose d’ailleurs que certaines d’entre elles sont enterrées ici même, dans ce jardin. »

Je ne m’étais donc pas complètement trompé, puisqu’il y avait des tombes. Je demandai où se tenaient les mausolées.

« Il n’y en a pas un seul. Pas le moindre cercueil, pas la moindre urne funéraire non plus – rien de tout ce fatras. Observez donc l’eau qui vient lécher vos bottes. »

Je baissai les yeux ; elle avait la teinte brunâtre du thé. « Elle possède la propriété de conserver les cadavres. On alourdit les corps en introduisant de force des billes de plomb dans leur gorge, puis on les jette à l’eau, et l’on repère sur une carte l’endroit où ils ont été immergés. Si bien que l’on peut toujours les repêcher, au cas où quelqu’un souhaiterait les examiner. »

J’aurais juré sans hésiter qu’il n’y avait pas âme qui vive, en dehors de nous deux, à une lieue à la ronde ; ou du moins (si toutefois les parois de verre des différentes sections recouvraient bien l’espace qu’elles avaient l’air de contenir) à l’intérieur des frontières du jardin du Sommeil Sans Fin. Mais à peine Aghia avait-elle fait cette réflexion, que la tête et les épaules d’un vieil homme apparurent au-dessus des roseaux, à une douzaine de pas de nous. « C’est faux, lança-t-il. Je sais bien que c’est ce que l’on raconte, mais c’est faux. »

Aghia, qui avait renoncé à retenir le pan déchiré de sa robe, l’ajusta précipitamment comme elle put. « J’ignorais parler à quelqu’un d’autre qu’à mon cavalier. »