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Le vieillard ne releva pas la rebuffade. Il était évident qu’il était beaucoup trop préoccupé par la remarque qui avait suscité sa réaction pour se formaliser. « J’ai les chiffres avec moi, voudriez-vous les voir ? Vous, mon jeune Sieur, qui avez reçu une bonne éducation – tout le monde peut voir ça –, voulez-vous regarder ? » Je remarquai qu’il tenait un bâton ; mais il fallut que je voie sa tête s’élever et disparaître plusieurs fois de suite avant de comprendre qu’il venait vers nous sur un esquif qu’il poussait d’une gaffe.

« Encore des problèmes, dit Aghia. Nous ferions mieux de nous en aller. »

Je demandai au vieil homme s’il ne pouvait pas nous faire traverser le lac, ce qui nous épargnerait un long détour.

Il secoua la tête. « Trop de poids pour mon petit bateau. C’est tout juste s’il y a assez de place pour Cass et moi, là-dedans. Avec votre grande taille, vous me feriez chavirer. »

La proue finit par apparaître, et je pus constater qu’il n’avait fait que dire la vérité : son embarcation était tellement minuscule que cela semblait déjà presque un miracle qu’elle puisse le transporter ; il était tout voûté et rétréci par l’âge (il me parut même encore plus vieux que maître Palémon) et c’est à peine s’il devait faire le poids d’un enfant de dix ans. Personne ne se trouvait à bord avec lui.

« Je vous demande pardon, Sieur, dit-il, mais je ne peux me rapprocher davantage. Si humide que soit le coin, il est encore trop sec pour moi – si tel n’était pas le cas, vous n’arriveriez d’ailleurs pas à y marcher. Ne pourriez-vous pas vous avancer jusqu’au bord, afin que je puisse vous montrer ma carte ? »

J’étais curieux de savoir ce qu’il désirait obtenir de nous, et fis donc ce qu’il demandait, suivi avec réticence par Aghia.

« Voilà, dit-il en tirant de sa tunique un petit parchemin. C’est ici que se trouve la position. Regardez donc, Sieur. »

Un nom était inscrit en haut du parchemin, suivi d’une longue description de l’endroit où cette personne avait vécu, de l’homme qu’elle avait épousé, et de ce que cet homme avait fait pour gagner l’argent du ménage ; je crains bien m’être contenté de faire semblant de lire ce texte. Une carte grossière figurait en dessous, accompagnée de deux nombres.

« Vous voyez bien, maintenant, Sieur, que la chose devrait être facile. Le premier nombre, ici, est celui des pas qu’il faut compter par-dessus en partant du Fulstrum. Le deuxième est le nombre de pas qu’il faut effectuer en remontant. Vous paraît-il croyable, dans ces conditions, d’avoir pu passer des années entières à la chercher et de ne pas l’avoir encore retrouvée ? »

Regardant Aghia, il se redressa et retrouva presque une position normale.

« Je veux bien vous croire, répondit Aghia. Et si cela peut vous faire plaisir, sachez que je compatis. Mais votre histoire est sans rapport avec ce qui nous amène ici. »

Elle se détourna comme pour s’éloigner, mais le vieillard m’empêcha de la suivre d’un mouvement de sa gaffe. « N’écoutez pas tout ce qu’ils racontent. Ils les immergent bien là où c’est marqué, mais les corps n’y restent pas. On en a vu jusque dans le fleuve, même. » Il jeta un regard incertain en direction de l’horizon. « Par là-bas. »

Je lui dis que la chose me paraissait impossible. « D’où vous imaginez-vous que vient toute cette eau ? Elle est amenée par une conduite souterraine, et l’endroit s’assécherait complètement si elle était supprimée. Qu’est-ce qui pourrait empêcher un corps de passer par là, lorsqu’ils renouvellent l’eau ? Ou bien une vingtaine ? Il ne s’agit pas de courant, à proprement parler. Vous et cette femme, vous êtes bien venus cueillir une averne, n’est-ce pas ? Est-ce que vous savez seulement pourquoi on les a plantées là-bas ? » Je secouai négativement la tête.

« À cause des lamantins. On en trouve dans le fleuve, et il leur arrive de passer dans la conduite. Cela faisait peur aux gens, de voir leur tête émerger soudain des eaux du lac, et c’est pourquoi le père Inire a fait planter les avernes par les jardiniers. J’étais présent, et je l’ai vu. Ce n’est qu’un homme de petite taille, au cou maigre et aux jambes arquées. Si un lamantin passe, maintenant, les avernes le tuent dans la nuit. Un matin, j’étais venu rechercher Cass, comme je le fais tous les jours à moins d’avoir autre chose d’important à faire, et j’ai trouvé deux conservateurs sur la rive, un harpon à la main. Ils disaient qu’un lamantin mort se trouvait dans le lac. Je suis allé voir avec mon crochet et je l’ai attrapé, mais ce n’était pas un lamantin. C’était un homme. Il avait dû recracher son plomb, ou on n’en avait pas mis suffisamment. Il avait l’air de se porter tout aussi bien que vous ou elle, et bien mieux que moi.

— Cela faisait-il longtemps qu’il était mort ?

— Il n’y a aucun moyen de le dire, car l’eau ici est une vraie marinade. On ne manquera pas de vous dire qu’elle transforme leur peau en cuir, et c’est la vérité. Mais ne pensez pas à la semelle de vos bottes quand vous entendrez ça : plutôt à des gants de dame. »

Aghia se trouvait maintenant loin devant nous, et je me mis à marcher pour la rejoindre. Le vieillard nous suivit, maniant sa gaffe de façon à longer la passerelle de roseaux flottante.

« Je leur ai dit que j’avais eu plus de chance en un seul jour pour eux que pour moi-même en quarante ans. C’est de ça que je me sers. » Il brandit un grappin de fer, retenu par une longueur de corde. « J’en ai pourtant attrapé des tas, et de toutes sortes. Mais Cass, jamais. J’ai commencé à l’endroit indiqué sur le plan, une année après sa mort ; comme elle ne s’y trouvait pas, j’ai continué à avancer. Au bout de cinq années de progression, j’étais rendu au diable – c’est du moins ce que je pensai alors – par rapport à la carte. Je finis par avoir peur qu’elle soit bien à l’emplacement marqué, et j’ai donc recommencé de zéro. Tout d’abord dans la zone de la carte, puis en m’en éloignant. Pendant dix ans. À nouveau, j’ai eu peur de l’avoir manquée. C’est pourquoi, depuis cette époque, je commence toujours par chercher à l’endroit indiqué, chaque fois que je viens, et ce n’est qu’après que je vais lancer mon grappin là où je me suis arrêté la fois précédente, et agrandis le cercle. Elle n’est pas à l’emplacement de la carte – cela, j’en suis sûr ; je connais tout le monde ici, et il y en a que j’ai retiré une bonne centaine de fois. Elle, elle vagabonde, et j’en viens à penser qu’elle va peut-être revenir à la maison.

— C’était votre femme ? »

Le vieil homme acquiesça d’un signe de tête, mais, à ma grande surprise, ne fit aucun commentaire.

« Et pourquoi tenez-vous tant à retrouver son corps ? »

Encore une fois, il garda le silence. Sa gaffe ne faisait pas le moindre bruit en entrant et en sortant de l’eau ; son esquif ne laissait qu’un imperceptible sillage derrière lui, rides minuscules venant lécher le rebord du chemin de roseaux comme des langues de chatons.

« Croyez-vous que vous la reconnaîtriez, après autant d’années, si jamais vous la retrouviez ?

— Oui… Oui. » Il appuya son affirmation d’un hochement de tête, qu’il répéta de plus en plus vigoureusement. « Vous êtes en train de vous dire que je l’ai déjà repêchée, peut-être. Que je l’ai soulevée hors de l’eau, que j’ai regardé son visage et que je l’ai laissée retomber. N’est-ce pas ? C’est impossible. Vous ne connaissez pas Cass ? Et vous vous demandez pourquoi je voudrais tant la retrouver… Une des raisons est l’un des souvenirs – le plus fort de tous – que j’ai conservé d’elle : celui de cette eau brune se refermant sur son visage. Ses yeux fermés. Savez-vous cela ?