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— Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire.

— Ils ont une espèce de ciment qu’ils mettent sur les paupières. Il est supposé les tenir éternellement fermées, mais ses yeux se sont ouverts au contact de l’eau. Expliquez-moi donc ça. C’est ce dont je me souviens, ce qui me vient à l’esprit au moment de m’endormir. L’eau brune venant recouvrir son visage, et ses yeux bleus qui s’ouvrent à travers ce brun. Je me rendors cinq, six fois par nuit, quelle que soit l’heure à laquelle je me lève. Avant de venir moi-même me coucher ici, j’aurais aimé avoir une autre image d’elle – son visage remontant vers la surface, même si c’est à l’extrémité de mon grappin. Vous comprenez ce que je veux dire ? »

Je pensai à Thècle et à la flaque de sang qui s’était glissée sous la porte, et j’acquiesçai en silence.

« Cependant, il n’y a pas que cela. Nous avions une petite boutique, Cass et moi. Nous vendions essentiellement des émaux cloisonnés. Son père et son frère étaient fabricants, et ils nous installèrent rue du Signal, tout près du centre, à côté de la salle des ventes. La maison est toujours debout, mais personne n’y habite plus. Moi, j’allais jusqu’à l’atelier de ma belle-famille » et je ramenais les boîtes à la maison sur mon dos ; je les ouvrais, et je disposais les pièces sur les étagères. Cass calculait leur prix, les vendait et gardait tout dans un ordre parfait… Savez-vous combien de temps nous avons tenu notre commerce ? Combien tout cela a duré ? »

Je secouai la tête.

« Quatre ans, moins un mois et une semaine. Elle est morte. Cass est morte. Il ne fallut pas bien longtemps pour que mes affaires aillent mal ; mais ces quatre années sont celles qui comptent le plus de toute ma vie. Maintenant, j’ai un coin où dormir, dans un grenier. Un homme que je connais depuis bien des années – mais que j’ai toutefois rencontré après la mort de Cass – me laisse y dormir. Je ne possède pas le moindre fragment de cloisonné, rien, pas même un clou qui me resterait de la vieille boutique. J’ai essayé de conserver un médaillon ainsi que les peignes de Cass, mais tout a disparu. Que pensez-vous de cela, maintenant : comment puis-je savoir que tout cela n’a pas été un rêve ? »

J’eus l’impression que le vieil homme se trouvait prisonnier de quelque sortilège, comme l’étaient les personnes dans la cabane en bois jaune. C’est pourquoi je lui dis : « Je n’ai aucun moyen de le savoir de mon côté. Peut-être, comme vous l’avez dit, tout cela n’est-il qu’un rêve. Je crois que vous vous torturez trop. »

Son humeur se transforma sur-le-champ, comme j’ai souvent vu la chose se produire chez les enfants, et il se mit à rire. « En dépit des vêtements que vous cachez sous votre manteau, Sieur, il est facile de voir que vous n’êtes pas un bourreau. Je regrette vraiment de ne pas pouvoir vous faire traverser, vous et votre petite amie. Il y a en revanche un bonhomme, un peu plus loin, qui possède une embarcation plus grande. Il vient très souvent par ici, et parfois il me parle comme vous-même l’avez fait. Dites-lui que j’aimerais qu’il vous vienne en aide. »

Je le remerciai et courus pour rattraper Aghia, déjà rendue à une très grande distance de nous. Elle claudiquait, et je me rappelai tout d’un coup tout le chemin que nous avions parcouru à pied après qu’elle se fut tordu la cheville. Au moment où j’étais sur le point de la rattraper pour lui donner le bras, je fus victime de l’un de ces faux pas qui me parut à la fois catastrophique et affreusement humiliant sur le coup, même si j’en ai ri par la suite ; ce faisant, je provoquai l’un des incidents les plus étranges de ma carrière, pourtant elle-même reconnue comme fort étrange. J’avais donc commencé à courir, mais je me rapprochai trop du bord en voulant prendre un virage que marquait le chemin de roseaux.

À un moment donné, j’étais en train de bondir sur ce sol élastique – et l’instant suivant de barboter dans l’eau brune glacée, complètement empêtré dans mes deux manteaux. Le temps d’une respiration, je connus à nouveau la peur de me noyer ; puis je me remis d’aplomb et réussis à mettre le visage hors de l’eau. Cependant, les anciennes habitudes, contractées au cours de toutes ces baignades d’été dans le Gyoll, ne tardèrent pas à reprendre le dessus : je dégageai mon nez et ma bouche en soufflant, pris une profonde inspiration, et repoussai mon capuchon détrempé en arrière.

À peine venais-je de recouvrer mon calme, que je m’aperçus de la disparition de Terminus Est, en cet instant, avoir perdu cette lame me parut plus terrible que la perspective de mourir. Je plongeai, sans même prendre le temps de retirer mes bottes, obligé de forcer mon passage à travers un fluide ambré qui n’était pas seulement de l’eau, mais un liquide traversé et épaissi par les tiges fibreuses des roseaux. Ces tiges augmentaient grandement le risque de se noyer, mais ce sont elles, également, qui sauvèrent Terminus Est pour moi : elle serait sans cela descendue beaucoup plus rapidement que moi, en dépit de l’air contenu dans son fourreau, et se serait enfoncée dans la vase pour y disparaître. Mais les roseaux la ralentirent. Toujours est-il qu’à environ huit ou dix coudées de la surface, l’une de mes deux mains qui toutes deux tâtonnaient frénétiquement finit par rencontrer la merveilleuse forme familière de la poignée d’onyx.

Exactement au même moment, mon autre main toucha quelque chose d’une nature toute différente. Il s’agissait d’une autre main humaine, qui s’empara de la mienne à l’instant précis où je récupérais Terminus Est. On aurait dit que le propriétaire de cette main me rendait mon bien de la même manière que la grande prêtresse des pèlerines. J’éprouvai une bouffée de folle gratitude, puis ma terreur revint, dix fois plus forte. Car la main me tirait – et me tirait vers le bas.

23. Hildegrin

Faisant appel à ce qui devait être les toutes dernières forces qui me restaient, je réussis à lancer Terminus Est sur la piste flottante de roseaux et à empoigner son rebord embroussaillé avant de couler de nouveau.

Quelqu’un me saisit au poignet. Je levai les yeux, m’attendant à voir Aghia. Ce n’était pas elle mais une femme encore plus jeune qu’elle, à la longue chevelure jaune flottant librement. Je m’efforçai de la remercier, mais c’est de l’eau et non des mots qui jaillit de ma bouche. Elle tirant et moi m’agrippant, je finis par me retrouver complètement allongé sur les roseaux, mais encore trop faible pour pouvoir faire un mouvement de plus.

J’ai dû rester dans cette position au moins le temps de réciter l’Angélus, peut-être même plus longtemps. Je me rendais parfaitement compte que j’avais de plus en plus froid, et que le tapis de roseaux pourrissant sur lequel j’étais couché s’enfonçait doucement sous mon poids ; si bien que je me trouvai à nouveau à moitié submergé. J’avais beau inspirer de grandes bouffées d’air, je n’arrivais pas à reprendre mon souffle et je me mis à tousser et à recracher de l’eau par la bouche et le nez. Quelqu’un (une puissante voix d’homme qu’il me semblait avoir déjà entendue, très longtemps auparavant) s’écria : « Tirez-le de là, ou il va encore couler. » Je fus soulevé par la ceinture. Au bout de quelques instants je fus capable de me tenir debout, mais j’avais les jambes flageolantes et je craignais de retomber.

J’étais maintenant entouré d’Aghia, de la jeune fille blonde qui m’avait aidé à sortir de l’eau et d’un gros homme au visage bovin. Aghia me demanda ce qui s’était passé, et, en dépit de l’état de stupeur dans lequel je me trouvais encore, je remarquai sa pâleur.