« Laissez-lui le temps de récupérer, proposa le gros homme, ce qui ne va d’ailleurs pas tarder. » Puis il ajouta, se tournant vers la jeune fille blonde : « Au nom du Phlégéthon, qui êtes-vous ? »
Elle avait l’air aussi abasourdi que je l’étais moi-même, et ne put émettre qu’un vague balbutiement : « D-d-d-d », avant de laisser retomber sa tête. Elle était barbouillée de boue de la tête aux pieds, mais, pour méconnaissables qu’ils fussent, ses vêtements n’étaient que des haillons.
Le gros homme s’adressa alors à Aghia : « D’où sort-elle, celle-là ?
— Je l’ignore. Lorsque je me suis retournée pour voir ce qui retenait Sévérian, elle était en train de le tirer sur le chemin flottant.
— Et c’est une bonne chose qu’elle l’ait fait – bonne pour lui, en tout cas. Est-elle folle ? À moins qu’elle ne soit victime de l’un des enchantements du coin… Qu’en pensez-vous ? »
J’intervins alors. « Si inconnue qu’elle soit, elle m’a sauvé la vie. Ne pourriez-vous lui donner quelque chose pour se couvrir ? Elle doit être frigorifiée. » Je l’étais moi-même ; la vie était suffisamment revenue en moi pour que je m’en rende compte.
Le gros homme secoua la tête et esquissa le geste de serrer plus fortement son manteau contre lui. « Je ne lui prêterai rien tant qu’elle ne sera pas propre. Et elle ne le sera que si elle va se baigner et s’agite beaucoup dans l’eau. J’ai cependant quelque chose ici qui vient en seconde place dans l’aide aux gens qui se gèlent – peut-être même est-ce encore mieux. » Il tira alors, de l’une des poches de son manteau, un flacon de métal affectant la forme d’un chien, qu’il me tendit.
Le bouchon était constitué d’un os enfoncé dans la gueule de l’animal. Je tendis le flacon à la jeune fille blonde qui sembla tout d’abord ne pas comprendre ce qu’il fallait en faire. Aghia le lui prit des mains ensuite et eut le temps d’en avaler plusieurs gorgées avant de me le rendre. Le contenu me parut être de l’alcool de prune ; sa chaleur brutale chassa d’une façon extrêmement agréable le goût amer laissé par l’eau marécageuse dans ma bouche. Quand je replaçai enfin l’os dans la gueule du chien, je crois bien que son ventre était déjà plus qu’à moitié vide.
« Bon, maintenant, commença le gros homme, il me semble que vous devriez tous me dire qui vous êtes et ce que vous faites ici – et n’essayez pas de me raconter que vous êtes venus admirer le paysage de ce jardin. Je rencontre chaque jour assez de curieux pour être capable de les reconnaître avant même qu’ils ne soient à portée de voix. » Il me regarda. « C’est un sacré grand couteau que vous avez là, pour commencer…»
Aghia intervint : « L’écuyer porte un déguisement. On lui a lancé un défi, et il est venu couper une fleur d’averne.
— Si je comprends bien, il n’y a que lui de déguisé. Vous croyez que je ne sais pas reconnaître un costume de scène ? Ni voir des pieds qui sont nus, lorsqu’il s’en rencontre ?
— Je n’ai jamais prétendu ne pas être déguisée, ni être de son rang. Pour ce qui est de mes chaussures, je les ai laissées à l’extérieur pour ne pas les abîmer avec toute cette eau. »
À la manière dont le gros homme hocha la tête, il n’était pas possible de deviner s’il croyait ou non les explications d’Aghia. « À toi, maintenant, la fille aux cheveux d’or. La petite délurée à la robe brodée vient de dire qu’elle ne te connaissait pas. Quant à son poisson – celui que tu as péché pour elle, du joli travail, disons-le – je ne crois pas qu’il en sache davantage que moi ; encore moins, si ça se trouve. Ma question est donc : qui es-tu ? »
La jeune fille blonde déglutit : « Dorcas.
— Et de quelle manière, Dorcas, es-tu arrivée jusqu’ici ? Comment se fait-il que tu te sois retrouvée dans l’eau ? Car de toute évidence, c’est de là que tu sors. Tu n’aurais jamais pu te mouiller autant, simplement en aidant notre jeune ami à remonter sur le chemin. »
L’alcool lui avait mis le feu aux joues, mais son visage gardait toujours, à peu de chose près, la même expression, vide et ahurie, qu’elle avait depuis le début. « Je ne sais pas », murmura-t-elle.
À son tour, Aghia lui demanda : « Ne vous rappelez-vous pas être venue ici ? »
Dorcas secoua négativement la tête.
« Dans ce cas, quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez ? »
Il y eut un long silence. J’avais l’impression que le vent soufflait plus fort que jamais, et en dépit de la boisson, j’avais abominablement froid. Dans un souffle, Dorcas finit par dire : « Je me vois assise près d’une vitrine, dans laquelle se trouvent de jolies choses, des boîtes, des plateaux, et un crucifix.
— Des jolies choses ? releva le gros homme. Eh bien, si tu étais au milieu, je suis sûr que c’était vrai.
— Elle a perdu la raison, dit Aghia. Il y a peut-être quelqu’un qui s’occupe d’elle et elle s’est enfuie ; à moins que personne ne s’occupe d’elle, ce qui paraît plus probable, vu l’état de ses vêtements. Elle a aussi bien pu entrer ici sans que les conservateurs s’en aperçoivent.
— À moins que quelqu’un ne l’ait assommée, et, après l’avoir dévalisée, ne l’ait jetée à l’eau en pensant qu’elle était morte. Les voies d’accès en cet endroit, madame la Souillon, sont plus nombreuses que ne se l’imaginent les conservateurs, il se peut aussi qu’elle ait été amenée ici par quelqu’un qui la croyait morte, afin de l’engloutir dans le lac, alors qu’elle était simplement malade et endormie. Dans le comak, comme on dit. Et l’eau l’a réveillée.
— Mais si quelqu’un l’avait amenée, il l’aurait vue reprendre connaissance.
— Ils peuvent rester longtemps sous l’eau quand ils sont dans le comak, c’est ce que j’ai entendu dire. De toute façon, cela n’a plus grande importance à l’heure actuelle. Elle se trouve là, et c’est à elle, si je puis dire, de découvrir qui elle est et d’où elle vient. »
Pendant ce temps, j’avais quitté mon manteau brun, et j’essayais d’essorer ma cape de guilde en la tordant. Mais une intervention d’Aghia attira de nouveau mon attention : « Vous nous avez demandé qui nous étions. Mais vous-même, qui êtes-vous ?
— Vous avez parfaitement le droit de le savoir, répondit le gros homme. Tous les droits au monde même, et je vais vous donner des preuves de mon identité bien meilleures que celles que vous m’avez fournies tous les trois. Cela fait, il faudra que je retourne à mes affaires ; je ne suis venu jusqu’ici que parce que j’avais aperçu le jeune écuyer en train de se noyer – comme l’aurait fait tout honnête homme. Mais il faut que je m’occupe de mes entreprises, comme n’importe qui. »
Il retira tout en parlant le haut chapeau qu’il portait sur la tête et en sortit une carte graisseuse, d’une taille double des cartes de visite habituelles dont j’avais eu l’occasion de voir des exemplaires à la Citadelle. Il la passa à Aghia, et je la lus par dessus son épaule ; elle était rédigée en lettres ornées et disait :
HILDEGRIN LE CASTOR
Excavations en tout genre avec un seul terrassier ou une équipe de vingt ouvriers.
Pas de pierres trop dures, ni de boue trop molle.
Adressez-vous rue du Galion à l’enseigne de
LA PELLE AVEUGLE
En cas d’absence, renseignez-vous à l’Alticamelus
au coin de Velléité.
« Voilà donc qui je suis, dame Souillon, et vous, jeune Sieur. J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de vous appeler ainsi, tout d’abord parce que vous êtes plus jeune que moi, et ensuite parce que vous êtes diantrement plus jeune qu’elle, même si ça ne doit pas représenter plus de deux ans environ. Bon, et maintenant, en route. »