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Je l’arrêtai. « Avant de tomber à l’eau, j’ai rencontré un vieillard dans une embarcation qui m’a raconté qu’un peu plus loin, sur ce chemin, il y avait quelqu’un qui pourrait nous faire traverser le lac. J’ai bien l’impression que vous êtes la personne en question. Pouvez-vous nous prendre ?

— Ah, celui qui est à la recherche de sa femme, pauvre âme. Eh bien, comme il s’est montré un excellent ami en plusieurs occasions et qu’il vous recommande, je suppose que je n’ai pas le choix. Allons-y ; il faudra bien que mon chaland nous porte tous les quatre. »

Il partit en avant, nous faisant signe de le suivre. Je remarquai que ses bottes, qui me semblèrent avoir été graissées, s’enfonçaient davantage que les miennes dans le lit de roseaux. Aghia lui dit : « Elle ne vient pas avec nous. » Le contraire était pourtant évident, à en juger par la façon dont Dorcas s’était mise à notre remorque ; sa déréliction me parut telle que je restai en arrière pour tenter de la réconforter. « Je vous prêterais bien mon manteau, lui dis-je à voix basse, mais il est tellement mouillé que vous auriez encore plus froid. Si cependant vous rebroussez chemin et suivez cette piste de roseaux, vous allez sortir d’ici et vous retrouver dans un corridor plus chaud et plus sec. Vous n’aurez qu’à chercher ensuite une porte marquée jardin de la Jungle ; l’endroit qui se trouve derrière est chaud et ensoleillé, vous y serez très bien. »

J’avais à peine fini ma phrase que je me souvins du pélycosaure que nous avions vu dans la jungle. Heureusement – et peut-être cela valait-il mieux –, Dorcas n’eut pas l’air d’avoir entendu mes explications. Il y avait quelque chose dans son visage qui me montrait qu’elle avait peur d’Aghia, ou du moins qu’elle avait conscience de lui avoir déplu et de ne pouvoir rien y faire. À part cela, rien n’indiquait qu’elle remarquât son environnement davantage qu’une somnambule.

Comprenant bien que je n’avais pas réussi à soulager sa détresse, je m’y pris autrement. « Vous trouverez un homme dans ce corridor ; c’est un conservateur. Je suis sûr qu’il fera au moins l’effort de vous chercher des vêtements et un bon feu. »

Le vent souleva la chevelure châtain d’Aghia lorsqu’elle se retourna pour nous regarder. « Ce genre de mendiantes pullule tellement que personne n’a besoin de se soucier de l’une d’entre elles. Pas plus vous qu’un autre, Sévérian. »

Hildegrin se retourna en entendant la remarque acerbe d’Aghia. « Je connais une femme qui pourrait la recueillir. Oui, et la laver et lui donner de quoi s’habiller. Dans les veines de cette jeune personne couverte de boue, coule un noble sang…

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez au juste ici vous-même ? lui lança agressivement Aghia. Vous engagez des ouvriers, si j’en crois votre carte ; cependant, quelle est donc votre affaire ?

— Ce que vous le dites, exactement, madame : mon affaire. »

Dorcas s’était mise à grelotter. « En toute sincérité, lui dis-je, vous devriez faire demi-tour. Il fait beaucoup plus chaud dans le corridor. N’allez pas dans le jardin de la Jungle, mais plutôt dans le jardin de Sable ; il y fait soleil, et l’air y est sec. »

Quelque chose dans ce que j’avais dit dut probablement atteindre une corde sensible en elle. « Oui, murmura-t-elle. Oui.

— Le jardin de Sable ? Cela vous plairait-il ? »

Très doucement : « Soleil.

— Voici mon vieux chaland, nous annonça Hildegrin. Avec un tel nombre de passagers, il va falloir bien faire attention à la manière de s’installer. Il faudra aussi éviter de bouger – l’eau va affleurer le plat-bord. Que l’une des jeunes femmes monte à la proue, s’il vous plaît, et que l’autre se mette à l’arrière avec le jeune écuyer.

— J’aimerais bien prendre un aviron, dis-je.

— Avez-vous déjà ramé ? J’aurais parié que non. Il vaut mieux que vous vous asseyiez à l’arrière comme je vous l’ai demandé. On ne fait guère plus d’efforts à tirer sur deux avirons que sur un seul ; la chose m’est arrivée plus d’une fois, croyez-moi, et même avec une demi-douzaine de passagers à bord. »

Son bateau lui ressemblait : il était large, mal dégrossi, et avait une silhouette trapue. Poupe et proue étaient carrées, au point que c’est à peine s’il se rétrécissait vers l’avant, à partir de l’endroit où étaient fichées les dames de nage. Mais la coque était moins profonde aux deux extrémités. Hildegrin monta le premier, et, se tenant les jambes de part et d’autre du banc, rapprocha son embarcation du bord à l’aide d’un aviron.

« Vous, là, dit Aghia en saisissant Dorcas par un bras, allez vous asseoir à l’avant. »

Dorcas s’apprêtait manifestement à obéir, mais Hildegrin l’arrêta. « Si cela ne vous ennuie pas, madame, dit-il à l’adresse d’Aghia, je préférerais que ce soit vous qui vous teniez à l’avant. Je ne pourrai pas la surveiller tout en ramant, comprenez-vous, si elle est assise dans mon dos. Elle n’est pas très bien, ce que vous pouvez constater tout aussi bien que moi, et comme nous allons être très bas sur l’eau, j’aimerais mieux savoir tout de suite si elle commence à s’agiter. »

Dorcas nous prit tous par surprise en disant : « Je ne suis pas folle. C’est juste que… J’ai l’impression que l’on vient à peine de me réveiller. »

Hildegrin, malgré tout, la fit asseoir à la poupe à côté de moi. « Bon, maintenant, dit-il en donnant son premier coup de rame, vous allez vivre quelque chose que vous n’êtes pas près d’oublier, si c’est la première fois que vous le faites. Traverser le Lac des Oiseaux, ici, au beau milieu du jardin du Sommeil Sans Fin. » En plongeant dans l’eau, ses avirons faisaient un bruit mat, nuancé d’une note mélancolique.

Je lui demandai pourquoi on l’appelait le Lac des Oiseaux. « Parce que l’on en trouve de grandes quantités, morts dans l’eau, d’après certains. Mais c’est peut-être tout simplement à cause de leur nombre dans ce jardin. On dit beaucoup de mal de la Mort. En tout cas les gens qui doivent mourir, et qui la représentent comme une vieille sorcière avec un grand sac, ou un personnage dans ce style. Mais c’est une excellente amie des oiseaux, la Mort. Partout où sont rassemblés les morts, partout où règne le calme, on trouve pas mal d’oiseaux ; c’est ce que j’ai remarqué. »

J’acquiesçai silencieusement, me souvenant des grives qui chantaient dans notre nécropole.

« Tenez, si vous regardez par-dessus mon épaule, vous devriez maintenant distinguer clairement le rivage, à l’avant du bateau, et apercevoir quantité de choses indiscernables auparavant, à cause des joncs qui poussent un peu partout par ici. S’il n’y a pas trop de brume, vous remarquerez que la terre va en s’élevant ; le marécage finit ici, et les arbres font leur apparition. Vous les voyez ? »

J’acquiesçai de la tête une fois de plus, et Dorcas fit de même.

« Cela tient à la mise en scène de ce jardin, prévue pour le faire ressembler au cratère d’un volcan éteint. D’autres prétendent qu’il a été dessiné pour évoquer la bouche grande ouverte d’un mort, mais ce n’est pas vrai : dans ce cas, on aurait mis des dents. Vous n’oublierez pas, cependant, que pour pénétrer ici, vous êtes passés par une galerie souterraine. »

Dorcas et moi renouvelâmes notre hochement de tête approbateur. Aghia n’était guère qu’à deux longueurs de nous, mais c’est à peine si nous pouvions la voir derrière le large dos de Hildegrin et les pans de son manteau.

« Dans cette direction, continua-t-il en accompagnant ses paroles d’un mouvement du menton, vous devriez apercevoir une sorte de tache noire. À mi-distance, approximativement, entre le sommet et la rive du marécage. En la voyant, il y en a qui s’imaginent que c’est par là qu’ils sont arrivés, mais le passage débouche en fait derrière nous. En outre il est situé plus bas et est beaucoup plus petit. L’ouverture que vous distinguez maintenant est la Grotte de la Cuméenne – la femme qui connaît l’avenir, le passé et tout le reste. Certains prétendent que ce jardin a été conçu spécialement à son intention, mais je ne le crois pas. »