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Dorcas demanda, parlant doucement : « Comment tout cela serait-il possible ? » mais Hildegrin ne comprit pas sa question, ou fit semblant de ne pas l’avoir comprise.

« L’Autarque veut qu’elle reste ici ; c’est du moins ce que l’on raconte. Cela lui permet de venir lui parler sans avoir à traverser la moitié du monde. Ça, je pourrais pas vous dire, mais il m’est arrivé de voir quelqu’un marcher de ce côté, et de remarquer des reflets sur du métal ou peut-être bien des diamants. De qui s’agit-il exactement, je n’en sais rien ; et comme je ne tiens pas à connaître mon avenir – et que je connais mon passé, me semble-t-il, mieux qu’elle –, je ne m’approche jamais de sa grotte. Des gens viennent parfois la consulter pour savoir quand ils se marieront, ou si leurs affaires vont marcher. Mais j’ai remarqué qu’ils ne revenaient que rarement. »

Nous étions presque parvenus au milieu du lac, maintenant. Les limites du jardin du Sommeil Sans Fin s’élevaient tout autour de nous comme les rebords d’une immense cuvette, le feuillage moussu des pins devenant plus dense sur les hauteurs, les joncs et les roseaux envahissant les parties les plus basses comme une écume. J’avais encore grand froid, et cela d’autant plus que je restais immobile à ne rien faire tandis qu’un autre ramait. Je commençais à me faire du souci pour Terminus Est, craignant que sa lame ne rouille si je tardais trop à l’enduire d’huile. Malgré cela, je me sentais envoûté par le charme étrange de l’endroit. (Il est certain qu’il y avait un charme dans ce jardin ; je pouvais presque entendre le murmure de l’incantation qui le créait, au-dessus des eaux, une mélopée que des voix chantaient dans une langue que j’ignorais, mais dont je comprenais le sens.) Je crois que tout le monde était pris, même Hildegrin et Aghia. Pendant quelque temps nous continuâmes d’avancer en silence. Je vis des oies flotter à une certaine distance, bien vivantes et joyeuses, pour autant que j’aie pu en juger ; et une fois, dans une apparition onirique, la tête presque humaine d’un lamantin qui me regarda droit dans les yeux, après avoir surgi des eaux brunes à quelques empans de notre embarcation.

24. La fleur de dissolution

À côté de moi, Dorcas cueillit une jacinthe d’eau et la piqua dans ses cheveux. En dehors de la tache blanche encore indistincte formée par les avernes, sur la rive à l’avant du bateau, c’était la première fleur que je voyais dans le jardin du Sommeil Sans Fin. J’en cherchai d’autres du regard, mais n’en vis aucune.

Serait-il possible qu’une fleur soit venue à l’existence, du seul fait du geste de Dorcas pour l’attraper ? Au cours de la journée, je sais bien, comme quiconque, que ce genre de chose est impossible. Mais c’est de nuit que j’écris cela, et au moment où j’étais assis, gelé, dans l’embarcation, la jacinthe à moins d’une coudée de mes yeux, j’étais sous l’emprise de la lumière lugubre qui régnait. Je me souviens m’être rappelé la remarque faite par Hildegrin un instant auparavant, qui impliquait (il était néanmoins tout à fait possible qu’il n’en sache rien) que la grotte de la pythie et donc tout le jardin se trouvassent de l’autre côté du monde. Dans ce cas, comme nous l’avait enseigné maître Malrubius il y a fort longtemps, tout ici était à l’envers : il faisait chaud au sud, froid dans le nord ; il faisait nuit le jour, et jour la nuit, et il neigeait en été. Si bien que le froid que je ressentais était de rigueur, car l’été approchait et la neige fondue n’allait pas tarder à tomber. Et l’obscurité qui m’empêchait de voir les fleurs bleues des jacinthes d’eau était également normale, car il allait bientôt faire nuit, et la lumière se réfugiait déjà dans le ciel.

L’Incréé maintient toutes choses dans un ordre sûr, et les théologiens affirment que la lumière que nous voyons n’est que son ombre. Pourquoi, dans ces conditions, cet ordre ne se dissoudrait-il pas avec l’obscurité, et pourquoi des fleurs ne jailliraient-elles pas du néant au creux des mains d’une jeune fille, tout comme au printemps la lumière les fait jaillir à l’air, à partir d’un vulgaire humus ? Peut-être l’ordre se défait-il, la nuit, lorsque nous fermons les yeux ; peut-être est-il moins strict que nous le croyons. Peut-être, enfin, est-ce l’absence d’ordre que nous percevons comme de l’obscurité, et le monde réel n’est-il fait que de vagues d’énergie se déplaçant au hasard (comme une mer) ou de champs d’énergie (comme une ferme) apparaissant ordonnés à nos yeux victimes de l’illusion – ordre dont ces champs et ces vagues sont en eux-mêmes incapables, mais qui serait créé par la lumière.

Une brume légère s’élevait de l’eau. Elle me rappela tout d’abord le tourbillon des brins de paille dans la cathédrale immatérielle des pèlerines, puis la vapeur qui s’élevait de la soupière, lorsque le frère Cuisinier l’apportait au réfectoire, par un après-midi d’hiver. La légende voulait que les sorcières utilisent ce genre de récipients pour concocter leurs mélanges ; mais je n’ai rien constaté de tel, alors que leur tour jouxtait pourtant la nôtre. Je me souvins à cet instant que nous étions en train de traverser à la rame le cratère d’un volcan. N’aurait-il pas pu être le chaudron de la Cuméenne ? Depuis longtemps, les feux de Teur s’étaient éteints, comme maître Malrubius nous l’avait appris ; il était même fort probable qu’ils eussent disparu bien avant que l’homme se fût dressé sur ses deux jambes pour charger la surface de la planète de ses villes. Mais les sorcières, prétendait-on, arrivaient à ressusciter les morts. La Cuméenne était peut-être capable de ranimer les feux morts pour faire bouillir son pot… Je plongeai mes doigts dans l’eau. Elle était froide comme de la neige.

Le mouvement de nage de Hildegrin le faisait, tour à tour, se pencher vers moi et reculer quand il tirait sur ses avirons. « Vous allez au-devant de votre mort, me dit-il. Voilà ce que vous pensez. Je vois ça sur votre visage. Vous allez aux Champs Sanglants, pour vous y faire tuer, quel que soit votre adversaire.

— Est-ce vrai ? » demanda Dorcas en me saisissant la main.

Comme je restais sans répondre, Hildegrin hocha la tête à ma place. « Rien ne vous y oblige, savez-vous. Il y en a qui ne respectent pas les règles, ce qui ne les empêche pas de se promener librement.

— Vous vous trompez, lui dis-je. Je ne pensais pas à la monomachie – ni à ma mort. »

Trop bas pour que même Hildegrin puisse l’entendre, Dorcas me souffla à l’oreille : « Si, vous y pensiez. Une grande beauté émanait de votre visage, une sorte de noblesse. Quand le monde est horrible, c’est alors que les pensées s’élèvent, qu’elles sont pleines de grâce et de grandeur. »

Je la regardai, persuadé qu’elle se moquait de moi, mais il n’en était rien.

« Le monde est rempli pour moitié de bien et pour moitié de mal. Nous pouvons l’incliner vers l’avant afin que davantage de bien nous pénètre l’esprit, ou vers l’arrière, afin qu’au contraire pénètre ceci. » D’un mouvement du regard, elle embrassa tout le lac. « Mais les quantités restent les mêmes ; seules changent les proportions, ici et là.

— Si je pouvais, je le basculerais aussi loin en arrière que possible, jusqu’à ce que le mal finisse par disparaître complètement, lui répondis-je.