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— C’est tout aussi aisément le bien qui pourrait disparaître. Mais j’éprouve la même chose que vous. Si j’en avais le pouvoir, je ferais revenir le temps en arrière.

— Je ne crois pas non plus que les pensées belles ou sages soient engendrées par des ennuis extérieurs.

— Je n’ai pas parlé de belles pensées, mais de pensées pleines de grâce et de grandeur, même si je dois admettre qu’il s’agit d’une sorte de beauté. Laissez-moi vous montrer. » Elle attira ma main vers elle, la glissa entre ses haillons, et la pressa contre son sein droit. Je pouvais en sentir le mamelon, aussi ferme qu’une cerise, et ma main fut envahie par la chaleur de la délicate rondeur d’une poitrine à la douceur de plume, dans laquelle le sang qui battait faisait courir la vie. « Et maintenant, dit-elle, quelles sont vos pensées ? Si j’ai réussi à rendre le monde extérieur plus agréable pour vous, ne sont-elles pas moins élevées qu’elles l’étaient ?

— Où avez-vous donc appris tout cela ? » lui demandai-je. Son visage paraissait purifié de toute sa sagesse, qui s’était condensée en deux gouttes de cristal au coin de ses yeux.

La rive sur laquelle poussaient les avernes était moins marécageuse que l’autre. Après avoir marché pendant longtemps sur la piste mouvante des roseaux flottants et navigué pendant un moment, on était décontenancé de poser le pied sur un sol un peu mou, mais ferme. Nous avions touché terre à quelque distance des plantes, mais nous en étions assez près, cependant, pour distinguer, à la place d’une simple tache de couleur blanche, des buissons d’une forme et d’une couleur bien précises, et d’une taille qu’il était facile d’estimer. « Elles ne sont pas d’ici, dis-je, n’est-ce pas ? Pas de notre Teur. » Personne ne répondit ; j’avais dû parler à voix trop basse pour pouvoir être entendu, si ce n’est peut-être de Dorcas.

Elles présentaient une raideur, une sorte d’exactitude géométrique qui n’étaient pas nées sous notre soleil. La couleur de leurs feuilles faisait penser à celle d’un dos de scarabée, mais avec des teintes à la fois plus profondes et plus translucides. Elles semblaient impliquer l’existence d’une lumière, à d’incommensurables distances, se déployant sur un autre spectre et qui aurait peut-être fané et desséché notre planète, ou qui au contraire l’aurait ennoblie.

Aghia en tête, moi-même derrière elle, Dorcas me suivant et Hildegrin fermant la marche, nous nous en rapprochâmes, je pus alors constater que chaque feuille ressemblait à la lame d’une dague, raide et pointue, et que le tranchant, affilé comme un rasoir, aurait satisfait même maître Gurloes. Au-dessus de ces feuilles, les fleurs en boutons mi-clos qui avaient formé la tache blanche aperçue depuis l’autre rive semblaient des créations de pure beauté, des vierges fantasques gardées par des centaines de poignards. Les pétales de ces grandes et luxuriantes corolles s’ourlaient d’une manière qui aurait pu paraître chiffonnée, s’ils n’avaient pas été ordonnés selon un réseau complexe, évoquant pour l’œil une spirale placée sur un disque en mouvement.

« Pour respecter les formes, dit Aghia, vous devez vous-même cueillir votre averne, Sévérian. Je vais cependant vous accompagner pour vous montrer comment vous y prendre. L’astuce consiste à glisser son bras sous les feuilles les plus basses et à arracher la tige du sol. »

Hildegrin la prit par le bras à cet instant. « Vous ne ferez pas ça, madame. » Puis, se tournant vers moi : « Allez de l’avant puisque vous y êtes décidé, mon jeune Sieur. Je me charge de mettre les femmes en sécurité. »

J’étais déjà éloigné de quelques pas lorsqu’il avait pris la parole, mais le son de sa voix me fit m’arrêter. Heureusement, Dorcas me jeta un « Soyez prudent ! » au même instant, et j’étais alors en mesure de prétendre que c’était son avertissement qui m’avait immobilisé.

La vérité était toute différente. Depuis que nous avions rencontré Hildegrin, j’avais la certitude de l’avoir déjà vu auparavant ; mais dans ce cas – contrairement à ce qui s’était passé avec sieur Racheau que j’avais immédiatement reconnu –, je mis un certain temps à retrouver qui il était et où s’était passée la rencontre. Ce faisant, cette illumination m’avait littéralement paralysé.

Comme je l’ai déjà dit, je n’oublie rien ; mais il me faut souvent assez longtemps avant de pouvoir identifier un fait, une personne ou un sentiment. Je suppose avoir tardé, en l’occurrence, car il m’avait été possible de distinguer parfaitement ses traits dès l’instant où il s’était penché vers moi, sur le chemin de roseaux, alors que c’est à peine si j’avais pu l’apercevoir lors de notre première rencontre. Ce fut seulement lorsqu’il dit : « Je me charge de mettre les femmes en sécurité », que la mémoire me revint, grâce à sa voix.

« Les feuilles sont empoisonnées, me lança Aghia. Vous gagnerez une certaine protection en enroulant votre manteau autour de votre bras, mais il vaut mieux ne pas les toucher. Et surveillez-les bien : on est toujours plus près d’une averne que l’on ne le croit. »

J’acquiesçai d’un hochement de tête pour montrer que j’avais bien compris.

Je n’ai aucun moyen de savoir si l’averne est une plante mortelle pour les autres êtres vivants de sa planète d’origine. Il se peut que non, et qu’elle ne soit mortelle que pour nous en raison de quelque hasard tenant à sa constitution, antagoniste de la nôtre. Quoi qu’il en soit, le sol, entre ces plantes et en dessous, était recouvert d’une herbe courte et très fine, très différente du chiendent grossier qui poussait partout ailleurs. Sur ce gazon ras étaient éparpillés les cadavres recroquevillés d’abeilles et les restes blanchis d’oiseaux.

Quand je ne fus plus qu’à deux pas environ des premières plantes, je m’arrêtai, prenant soudain conscience d’une question qui ne m’était pas encore venue à l’esprit. L’averne que j’allais choisir serait mon arme au cours du combat, ce soir ; mais comme j’ignorais tout des règles de ce genre de duel, je n’avais aucun moyen de juger quelle était la plante la mieux adaptée. J’aurais pu revenir en arrière et interroger Aghia, mais je me serais trouvé stupide de consulter une femme sur un pareil problème, et je finis par me résoudre à me fier à mon seul jugement – tout en me disant qu’elle m’enverrait en cueillir une autre, si la première ne faisait vraiment pas l’affaire.

Leur taille variait d’un empan, pour les plus jeunes pousses, jusqu’à environ deux ou trois coudées pour celles qui étaient à pleine maturité. Les plantes adultes avaient des feuilles moins nombreuses, mais plus grandes, tandis que celles des plus jeunes étaient plus étroites et tellement serrées les unes contre les autres que la tige disparaissait complètement ; en revanche, les feuilles des plantes âgées, plus larges que longues, laissaient voir la tige charnue. Si (comme il me le semblait) le Septentrion et moi-même devions nous servir de nos plantes comme de masses d’armes, celle qui serait la plus longue, la plus large et avec les feuilles les plus solides conviendrait le mieux. Mais toutes celles qui présentaient ces caractéristiques poussaient loin de la bordure de la plantation, et il aurait fallu abattre un certain nombre de plantes plus petites avant de pouvoir y parvenir ; utiliser la méthode suggérée par Aghia pour ce faire était nettement impossible, car sur nombre de petites plantes, les feuilles touchaient presque le sol.

J’en sélectionnai finalement une d’environ deux coudées de haut. Je m’étais agenouillé près d’elle et tendais la main pour la saisir, lorsque je pris soudain conscience, comme si un voile venait de m’être ôté des yeux, que ma main, que j’avais cru l’instant d’avant encore à quelques empans de la pointe aiguë de la feuille la plus proche, était sur le point de s’y empaler. Je la retirai vivement ; la plante me parut alors presque hors de portée – je n’étais effectivement pas certain de pouvoir l’atteindre même allongé sur le sol. La tentation de me servir de mon épée était très grande, mais j’avais l’impression que je me déshonorerais aux yeux de Dorcas et d’Aghia en l’utilisant, et je savais en outre qu’il me faudrait tenir la plante au cours du combat, de toute façon.