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J’avançai à nouveau la main, avec les plus grandes précautions, prenant soin de bien laisser mon avant-bras en contact avec le sol. Je découvris avec soulagement que, tout en ayant à prendre garde que le haut de mon bras ne soit pas touché par les feuilles les plus basses, il m’était très facile d’atteindre la tige. Une pointe de feuille, qui me paraissait à une demi-coudée, se mit à s’agiter sous le souffle de ma respiration.

Pendant que j’étais en train de couper la tige – ce qui n’était pas facile –, je compris pourquoi seule l’herbe rase poussait en dessous ; l’une des feuilles de ma plante venait en effet d’entailler une tige d’herbe des marécages, et celle-ci s’était aussitôt mise à se dessécher.

Une fois cueillie, la plante était redoutablement encombrante, comme j’aurais dû m’y attendre. Il était parfaitement impossible de la transporter telle quelle dans le bateau de Hildegrin – on aurait constamment risqué une blessure mortelle pour l’un ou l’autre – et je grimpai donc à mi-pente de la colline pour y couper un baliveau. Après l’avoir émondé, Aghia et moi attachâmes le bas de la tige de l’averne à une de ses extrémités avant de nous embarquer ; tant et si bien que lorsque nous eûmes à traverser la ville, un peu plus tard, j’avais l’air de porter quelque étendard ridicule.

Avant de repartir, toutefois, Aghia m’expliqua le maniement de la plante transformée en arme ; en dépit de ses protestations (Aghia n’avait pas tort : j’avais un peu trop confiance en moi et je courus de plus grands risques), j’allai couper une deuxième plante afin de mettre en pratique ce qu’elle venait de me dire.

L’averne n’est pas, comme je l’avais tout d’abord cru, une simple masse d’armes dotée de crocs venimeux de vipère. Il est possible d’en détacher les feuilles par torsion en les prenant délicatement entre le pouce et l’index, et de manière à ne pas entrer en contact avec les bords ni la pointe. La feuille est alors une véritable lame sans poignée, mais empoisonnée, aiguisée comme un rasoir, et prête à être lancée. Le duelliste, qui tient la plante par le bas de la tige, de la main gauche, commence par cueillir avec la droite les feuilles les plus proches et les lance comme des couteaux. Aghia m’avertit toutefois de prendre garde à ne pas laisser ma plante à la portée de mon adversaire ; car au fur et à mesure que l’on dénude la tige, il devient possible de s’en saisir et de la retourner contre son propriétaire – ou de la lui arracher.

Lorsque, brandissant la seconde averne, je me mis à m’entraîner à arracher et à lancer ses feuilles, je m’aperçus que cette arme pouvait se révéler tout aussi dangereuse pour moi que mon ennemi le Septentrion. Si je la tenais trop près de moi, je risquais d’être éraflé au bras ou à la poitrine par les longues feuilles inférieures ; en outre j’étais fasciné par le dessin tourbillonnant de la fleur chaque fois que je la regardais pour en enlever une feuille, comme si j’étais pris d’une funeste attirance pour la mort qui cherchait à m’attirer à elle. Tout cela était fort désagréable ; mais j’appris bientôt à détourner mes yeux du bouton de la fleur mi-close, et je me dis que mon adversaire se trouverait exposé aux mêmes inconvénients que moi.

Il était plus facile de lancer les feuilles que je ne l’aurais cru. Elles présentaient une surface lustrée, comme celle de nombre de plantes que j’avais pu voir dans le jardin de la Jungle ; elles ne restaient donc pas collées aux doigts et leur poids était suffisant pour qu’elles volent loin, avec précision. Il était possible de les jeter pointe en avant comme des poignards, ou bien au contraire de les faire tourner rapidement sur elles-mêmes, afin qu’elles coupent, de leurs tranchants effilés, tout ce qui se rencontrait sur leur passage.

Bien entendu, j’avais une envie folle d’interroger Hildegrin à propos de Vodalus ; mais je ne pus trouver la moindre occasion de lui parler seul à seul avant qu’il nous ait ramenés sur l’autre rive dans sa barque, à travers le lac silencieux. À ce moment-là, Aghia se mit à déployer de tels efforts pour se débarrasser de Dorcas que je pus le prendre à part et lui murmurer rapidement que, moi aussi, j’étais un ami de Vodalus.

« Vous me confondez, mon jeune Sieur, avec quelqu’un d’autre – voulez-vous parler de Vodalus le hors-la-loi ?

— Je n’oublie jamais une voix, répondis-je, ni quoi que ce soit. » Puis j’ajoutai impulsivement, tant j’étais impatient, un détail qui était bien la dernière des choses à lui dire : « Vous avez essayé de me casser la tête d’un coup de pelle. » D’un seul coup, son visage devint un masque de pierre, il sauta dans son embarcation et s’éloigna à force de rames sur les eaux brunâtres.

Dorcas était toujours à notre remorque lorsque nous quittâmes, Aghia et moi, les Jardins botaniques. Aghia avait l’air de beaucoup tenir à la chasser, et je la laissai faire pendant un certain temps. D’un côté, j’étais poussé par la crainte de ne pouvoir persuader Aghia de faire l’amour avec moi avec Dorcas dans les parages ; de l’autre – et ce sentiment était plus profond – par la vague certitude, si je puis dire, du chagrin qu’éprouverait Dorcas en me voyant mort, elle qui était déjà tellement perdue et craintive. Juste avant d’aller cueillir l’averne, je m’étais soulagé de tout le chagrin de la mort de Thècle en prenant Aghia à témoin. Et voici que ces nouvelles préoccupations étaient en train de remplacer mon ancienne peine, et je compris que je m’étais réellement soulagé de leur fardeau, tout comme l’on répand sur le sol un vin suri. L’utilisation du langage de la souffrance avait fini par recouvrir mon chagrin d’un tampon : tel est le charme puissant des mots, qu’ils nous permettent de réduire en entités neutres et manipulables les passions qui, autrement, nous rendraient insensés et nous détruiraient.

Néanmoins, quelles qu’aient été mes motivations, quelles que fussent celles d’Aghia, et quelles qu’aient été les raisons qu’avait Dorcas de nous suivre, les tentatives d’Aghia se soldèrent par un échec complet. Je finis par menacer de la frapper si elle n’arrêtait pas de harceler la malheureuse, et je rappelai Dorcas, qui, à ce moment-là, marchait à environ une cinquantaine de pas derrière nous.

L’algarade passée, nous continuâmes à marcher en silence, et notre bizarre trio attira plus d’un regard étonné. J’étais trempé jusqu’aux os, et je ne me souciais plus de savoir si mon manteau marron cachait ou non ma cape de fuligine et mon identité de bourreau. Dans sa robe de brocart déchirée, Aghia devait avoir l’air au moins aussi étrange que moi ; quant à Dorcas, elle était toujours couverte de boue, et celle-ci commençait à sécher dans le vent chaud de printemps qui avait enveloppé la ville, formant des plaques dans ses cheveux dorés et laissant des marques d’un brun poudreux sur son visage pâle. Au-dessus de nous se dressait, tel un gonfalon, l’averne menaçante, et un parfum de myrrhe en émanait. La fleur mi-close restait éclatante de blancheur, mais les feuilles, dans la lumière du soleil, paraissaient presque noires.

25. L’auberge des Amours perdues

Ma bonne fortune – à moins que ce ne fût la mauvaise – a voulu que les endroits ayant joué un rôle important dans ma vie, à très peu d’exceptions près, aient été d’une très grande pérennité. Si je le souhaitais, je pourrais être dès demain de retour dans la Citadelle, et même, je crois, retrouver la couchette sur laquelle j’ai dormi toutes les nuits lorsque je n’étais qu’un apprenti. Les flots du Gyoll roulent toujours entre ses berges, dans ma ville de Nessus ; le toit à facettes des Jardins botaniques brille toujours au soleil, et abrite encore ces lieux étranges où des ambiances uniques sont préservées pour les siècles à venir. Quand je pense à ce qui, dans ma vie, a été éphémère, ce sont surtout des hommes et des femmes que j’évoque. Il se trouve néanmoins aussi quelques demeures dans ce cas, et tout particulièrement l’auberge située en bordure des Champs Sanglants.