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Nous avions marché pendant tout l’après-midi, descendant de larges avenues ou suivant d’étroites traverses ; mais nous étions toujours entourés d’immeubles de pierre ou de brique. Nous finîmes par tomber sur des emplacements dont la destination n’était pas claire, car aucune construction d’exultant ne s’élevait en leur milieu. Je me souviens avoir averti Aghia qu’un orage arrivait ; je pouvais le sentir à l’immobilité de l’air, et on pouvait voir, à l’horizon, une ligne d’un noir sinistre.

Elle se moqua de moi. « Ce que vous voyez, c’est le Mur d’enceinte de la ville ; et ce que vous ressentez vient aussi de lui. C’est toujours ce qui se passe en cet endroit. Le Mur empêche le mouvement naturel de l’air.

— Mais cette barre noire s’élève jusqu’à la moitié du ciel ! »

Aghia se mit de nouveau à rire de ma remarque, mais Dorcas vint se serrer contre moi. « J’ai peur, Sévérian. »

Aghia, qui l’avait entendue, lui lança : « Peur du Mur ? Il ne vous fera rien à moins de vous tomber dessus ; cependant, cela fait douze éternités qu’il est debout. » Je la regardai avec une expression interrogative, et elle ajouta : « En tout cas, c’est l’âge qu’il paraît ; peut-être est-il encore plus vieux. Qui sait ?

— C’est une barrière dressée contre le monde extérieur ; fait-il le tour complet de la ville ?

— Par définition. La ville est ce qui se trouve à l’intérieur du Mur, bien qu’il y ait encore de la campagne, en direction du nord – d’après ce que j’ai entendu dire – et des lieues et des lieues de ruines au sud, des endroits où personne n’habite. Pour l’instant, regardez plutôt entre ces peupliers ; voyez-vous l’auberge ? »

Je ne voyais rien du tout, et le lui dis.

« En dessous de l’arbre ; vous m’avez promis un repas, et c’est là que je veux le prendre. Nous aurons juste le temps de manger avant votre rencontre avec le Septentrion.

— Non, pas pour le moment, répondis-je. J’aurais grand plaisir à vous offrir un dîner après le combat. On peut en revanche prendre nos dispositions dès maintenant, si vous le désirez. » Je ne voyais toujours pas le moindre bâtiment, mais je m’aperçus que l’arbre présentait quelque chose de curieux : un escalier de bois rustique s’enroulait autour de son tronc.

« Faites donc. Si vous vous faites tuer, j’inviterai le Septentrion ; et s’il ne veut pas venir, le marin fauché qui ne cesse pas de m’inviter. Nous boirons à votre souvenir. »

Haut dans les branches de l’arbre, une lumière s’alluma ; je pus voir à ce moment-là qu’un chemin conduisait jusqu’au bas de l’escalier. Juste à côté, une enseigne peinte montrait une femme en pleurs traînant une épée ensanglantée. Un homme d’une obésité monstrueuse, ceint d’un tablier, sortit de l’ombre et s’arrêta à côté de l’enseigne, se frottant les mains tandis que nous approchions. On pouvait entendre des bruits de vaisselle lointains.

« Abban est à vos ordres », nous dit l’homme, quand nous fûmes à quelques pas de lui. « Que désirez-vous ? » Ce n’était pas sans une certaine nervosité qu’il lançait des coups d’œil à l’averne.

« Nous voulons un dîner pour deux personnes, qui devra être servi à…» Je regardai Aghia.

« À la nouvelle veille.

— Bien, très bien. Mais il ne pourra être prêt à cette heure ; nous avons besoin de davantage de temps. À moins que vous ne vous contentiez de viandes froides, d’une salade et d’une bouteille de vin ? »

Aghia s’impatienta. « Vous nous servirez une volaille rôtie – et que la bête soit jeune.

— Comme vous le désirez. Je vais aller dire au cuisinier de mettre votre repas en route tout de suite, et vous pourrez déguster des amuse-gueules, après la victoire du Sieur, en attendant que l’oiseau soit à point. » Aghia acquiesça, mais un bref regard échangé entre l’aubergiste et elle me donna la certitude que ce n’était pas la première fois qu’ils se voyaient. « Pendant ce temps, reprit l’homme, s’il vous reste encore un peu de temps, je pourrais vous procurer une bassine d’eau chaude et une éponge pour cette autre jeune dame ; d’autre part, vous auriez peut-être tous plaisir à déguster un verre de médoc accompagné de quelques biscuits ? »

Je pris soudain conscience d’avoir jeûné depuis le petit déjeuner que j’avais partagé avec Baldanders et le Dr Talos, ce matin, à l’aube, et que Dorcas et Aghia n’avaient peut-être rien pris du tout de la journée. J’acceptai l’offre d’un hochement de tête, et l’aubergiste nous précéda dans le large escalier rustique ; le tronc qu’il encerclait faisait bien une dizaine de pas de large.

« Êtes-vous déjà venu chez nous, Sieur ? » Je secouai la tête. « J’étais justement sur le point de vous demander quel genre d’auberge était votre établissement ; je n’ai jamais rien vu qui lui ressemble.

— Et vous n’en verrez jamais d’autre en dehors de celle-ci. Mais vous auriez déjà dû venir nous rendre visite. Notre cuisine est réputée, et prendre son repas en plein air ouvre l’appétit. » Je le crus sur parole, à voir le tour de taille qu’il avait, en dépit des marches qu’il fallait monter ou descendre pour se rendre un peu partout. Je gardai cependant pour moi cette réflexion.

« Comprenez-vous, la loi interdit toute construction si près de la muraille d’enceinte. La tolérance dont nous jouissons tient à ce que nous n’avons ni murs ni toit. Ceux qui viennent aux Champs Sanglants s’arrêtent ici – les combattants fameux, les héros, les spectateurs et les médecins, et même les éphores. Voici la pièce qui vous est réservée. »

Nous étions sur une plate-forme circulaire et parfaitement plane. Tout autour comme au-dessus, un feuillage vert pâle nous isolait de la vue comme du bruit. Aghia s’assit sur une chaise de toile, et pour ma part je me jetai (telle était ma fatigue, je dois l’avouer) à côté de Dorcas sur une couchette faite de cuir et portée par les cornes croisées de lechwes et d’antilope sing-sing. J’avais auparavant posé l’averne derrière. Puis, je sortis Terminus Est de son fourreau et entrepris d’en nettoyer la lame. Une domestique apporta à Dorcas de l’eau chaude et une éponge, et, quand elle vit à quoi je m’occupais, elle revint avec de l’huile et des chiffons. J’entrepris de démonter le pommeau, afin de dégager la lame de toute sa monture et de pouvoir la nettoyer à fond.

« Ne pouvez-vous pas vous laver toute seule ? » demanda Aghia à Dorcas.

« J’aimerais bien prendre un bain, oui, mais pas avec vous en train de me regarder.

— Sévérian tournera la tête si vous le lui demandez. C’est quelque chose qu’il a déjà fait, et très bien, en un endroit où nous nous trouvions ce matin.

— Mais il y a vous, madame, dit doucement Dorcas. Je préfère n’être vue de personne, et être seule dans un coin, si c’est possible. »

Cette réponse fit sourire Aghia, mais j’appelai la domestique à nouveau, et lui donnai un orichalque pour nous trouver un paravent. Quand il fut en place, je dis à Dorcas que je lui achèterais une robe s’il était possible de s’en procurer une dans l’auberge.