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« Non », me répondit-elle. À voix très basse, je demandai à Aghia la raison de son refus.

« Elle aime ce qu’elle porte, c’est évident. Moi, je dois toujours marcher en retenant mon corsage de la main si je ne veux pas avoir honte jusqu’à la fin de mes jours. » Elle laissa retomber sa main, et je pus voir luire la peau claire de ses seins dans la lumière du couchant. « Mais elle, ses haillons lui permettent de laisser voir juste ce qu’il faut de poitrine et de jambes. Il y a aussi un accroc à l’aine, mais je parierais que vous ne l’avez même pas remarqué. »

Nous fûmes interrompus par l’arrivée de l’aubergiste, suivi d’un serveur portant un plateau où se trouvaient des pâtisseries, une bouteille et des verres. J’expliquai que mes vêtements étaient humides, et il fit apporter un brasero – devant lequel il se chauffa d’ailleurs lui-même sans vergogne, exactement comme s’il s’était trouvé dans ses appartements privés. « Ça fait du bien, à cette époque de l’année, dit-il. Le soleil est mort, et si lui l’ignore, nous, nous le savons. Si vous êtes tué, vous allez manquer l’hiver prochain ; mais si vous êtes gravement blessé, il vous faudra garder la chambre. C’est ce que je leur dis toujours. Certes, la plupart des combats se déroulent généralement vers le milieu de l’été, ce qui tombe mieux, si je puis dire. Je ne sais pas si cela les réconforte ou non, mais ça ne peut pas faire de mal. »

J’ôtai le manteau brun et ma cape de guilde, posai mes bottes sur un siège près du brasero, et me tins près du feu pour faire sécher mes pantalons et mes chaussettes. Je demandai à l’aubergiste si tous ceux qui venaient participer à une monomachie s’arrêtaient chez lui pour s’y rafraîchir. Comme tout homme ayant l’impression qu’il est sur le point de mourir, j’aurais été heureux de savoir que je ne faisais que me plier à une coutume bien établie.

« Tous ? Oh, non, répondit-il. Puisse la Modération et saint Amand vous bénir, Sieur. Si tous ceux qui vont aux Champs Sanglants séjournaient dans mon établissement, il ne m’appartiendrait plus : je l’aurais vendu, et vivrais dans une grande et confortable maison de pierre. Deux atroces garderaient l’entrée, et quelques jeunes gens armés de poignards se promèneraient dans les parages, histoire de décourager mes ennemis. Non, nombreux sont ceux qui passent ici sans même y jeter un regard, et l’idée ne les effleure pas que la prochaine fois qu’ils croiseront mon entrée, il pourrait bien être trop tard pour déguster mon vin.

— Puisque nous en parlons », intervint Aghia – et elle me tendit un verre, plein à ras bord d’un breuvage écarlate et foncé. Ce n’était peut-être pas un très bon vin, car il me picotait la langue et cachait, sous son goût délicieux, une certaine âpreté, cependant, glissant sur le palais de quelqu’un d’aussi fatigué et gelé que je l’étais, c’était un vin merveilleux, un vin mieux que bon. Aghia s’en servit également un verre, mais à la rougeur de ses joues et à la petite flamme qui brillait dans son regard, je compris qu’elle en avait déjà vidé au moins un. Je lui dis d’en laisser un peu pour Dorcas, mais elle me répliqua : « Cette vierge de lait coupé d’eau ? Cela m’étonnerait qu’elle en boive – et c’est vous qui allez avoir besoin de courage, pas elle. »

Avec une certaine malhonnêteté, je lui répondis que je n’avais pas peur, ce qui fit s’exclamer l’aubergiste.

« Voilà comment il faut être ! Ne pas avoir peur, ni se farcir la tête de nobles pensées sur la mort, les dernières heures qui nous restent à vivre et tout le tralala. Ceux qui font ainsi sont ceux-là mêmes qui ne reviennent jamais, vous pouvez en être sûr. Cela dit, vous étiez sur le point de commander un repas, pour vous et les deux jeunes dames, votre affaire terminée ?

— Mais nous l’avons déjà commandé.

— Commandé, j’entends bien, mais non encore payé – c’est ce que je voulais dire. Il y a aussi le vin et les petits gâteaux secs. Ceux-ci doivent être payés tout de suite, ayant été mangés (et bu) tout de suite. Pour le repas, je vous demande simplement un acompte de trois orichalques ; il vous en restera deux à me régler à votre retour.

— Et si je ne reviens pas ?

— Eh bien, vous ne me devrez rien, Sieur. Voilà pourquoi je peux offrir mes repas à un prix aussi dérisoire. »

Je me sentis désarmé par la totale indifférence de cet homme ; je lui tendis l’argent et il nous quitta. Aghia regarda furtivement derrière le paravent où Dorcas était en train de se laver avec l’aide de la domestique, tandis que je m’asseyais de nouveau sur la couchette, prenant une pâtisserie pour accompagner ce qui me restait de vin.

« Si nous pouvions bloquer ces charnières, Sévérian, nous pourrions nous amuser pendant au moins un petit moment sans être dérangés. On pourrait bien le coincer à l’aide d’une chaise, mais il y a fort à parier que nos deux péronnelles choisiraient le moment le plus gênant pour se mettre à piailler et à tout renverser. »

J’étais sur le point de lui répondre sur le ton de la plaisanterie, lorsque je remarquai un bout de papier replié plusieurs fois, qui avait été glissé sous le plateau porté par le domestique, de telle manière que seule une personne assise à ma place pouvait l’apercevoir. « Voilà qui dépasse la mesure, dis-je. Un défi ce matin, et maintenant un mystérieux billet. »

Aghia vint regarder. « De quoi donc parlez-vous ? Seriez-vous déjà ivre ? »

Je posai la main sur la rondeur sans défaut de sa hanche, et comme elle ne protestait pas, je me servis de cet agréable moyen pour l’attirer près de moi jusqu’à ce qu’elle puisse apercevoir le papier. « D’après vous, quel message contient-il ? “La Communauté a besoin de vous – sautez tout de suite à cheval… Votre ami est la personne qui vous dira le mot : camarilla… Défiez-vous de l’homme aux cheveux roses…” »

Aghia entra alors dans mon jeu et proposa : « “Venez dès que vous entendrez trois galets heurter vos fenêtres… Je devrais plutôt dire les feuilles, ici ! « La rose a poignardé l’iris, dont le nectar produit… Ça, c’est votre averne en train de me tuer, indiscutablement. Vous reconnaîtrez la véritable élue de votre cœur à son pagne rouge…” » Elle s’inclina pour m’embrasser, puis s’installa sur mes genoux. « N’allez-vous pas regarder ?

— Mais je regarde ! » Son corsage déchiré était une fois de plus retombé.

« Non, pas ici. Cachez donc cela de votre main ; après quoi, vous pourrez lire votre billet. »

Je fis ce qu’elle m’avait dit, mais laissai le billet en place. « Voilà qui dépasse la mesure, comme je le disais à l’instant. Le mystérieux Septentrion qui me lance un défi ; ensuite, Hildegrin, et maintenant, ce billet. Vous ai-je déjà parlé de la châtelaine Thècle ?

— Plus d’une fois, pendant que nous marchions.

— Je l’aimais. Elle lisait énormément – elle n’avait en réalité rien d’autre à faire, lorsque j’étais parti, que de lire, broder ou dormir – et quand nous étions ensemble, nous nous amusions beaucoup des intrigues de certaines histoires. C’est ce genre d’événements qui arrivaient toujours aux héros du récit : ils se trouvaient constamment mêlés, sans être particulièrement qualifiés, à des situations mélodramatiques ou de grande importance. »

Aghia rit avec moi et me donna un autre baiser, un baiser qui se prolongea. Elle me dit, lorsque nos bouches se séparèrent : « Qu’y a-t-il de particulier, en ce qui concerne Hildegrin ? Il a l’air d’un homme parfaitement ordinaire. »