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Effleurant le billet au passage, je pris une autre pâtisserie et lui en glissai un coin entre les lèvres. « Il y a quelque temps, j’ai sauvé la vie d’un homme du nom de Vodalus…»

Aghia s’écarta vivement de moi, recrachant des miettes de gâteau. « Vodalus ? Vous plaisantez !

— Nullement. Un de ses amis l’a appelé ainsi devant moi. J’étais alors un tout jeune homme ; j’ai réussi à retenir une hache par le manche quelques instants. Sinon, le coup aurait été mortel. Il m’a donné un chrisos, après.

— Attendez, attendez : quel est le rapport entre cette histoire et Hildegrin ?

— Lorsque j’aperçus Vodalus pour la première fois, il était accompagné d’un autre homme et d’une femme. Leur groupe fut attaqué par des ennemis, et Vodalus leur fit front pendant que son compagnon se chargeait de mettre la femme en sécurité. » (J’avais trouvé prudent de passer sous silence l’épisode du cadavre de femme et la mort de l’homme à la hache.)

« Moi aussi, je me serais battue, et il y aurait alors eu trois combattants au lieu d’un seul. Continuez.

— Hildegrin était l’homme qui accompagnait Vodalus – c’est tout. Si c’était lui que j’avais rencontré en premier, j’aurais pu me faire une idée – ou du moins m’imaginer tenir une explication – de la raison pour laquelle un hipparque de la garde septentrionale me lançait un tel défi. Comprendre, également, que quelqu’un m’adresse un message furtif. Cela aurait assez bien cadré avec ce genre d’intrigues dont nous avions l’habitude de rire, la châtelaine Thècle et moi, avec leurs espions, leurs sombres machinations, leurs rendez-vous sous des déguisements, leurs héritiers enlevés. Que se passe-t-il, Aghia ?

— Est-ce que je vous répugne ? Suis-je donc si laide ?

— Vous êtes très belle – mais on dirait que vous êtes sur le point d’être malade. Vous avez dû boire trop vite.

— Un instant. » D’un seul mouvement, Aghia fit tomber sa robe pavonique qui se retrouva sur ses pieds bruns et poussiéreux comme un tas de pierres précieuses. Je l’avais déjà vue nue, dans la cathédrale des pèlerines, mais maintenant (que ce fût à cause du vin que j’avais bu, de celui qu’elle-même avait bu, de la lumière qui était moins forte ou au contraire plus vive, ou plus simplement parce que la première fois elle avait eu honte et avait caché ses seins de ses mains et sa féminité entre ses cuisses serrées), elle me faisait beaucoup plus d’effet. Je me sentis stupide de désir, et c’est la tête bourdonnante, la langue sèche dans le palais, que je pressai sur mon corps encore froid sa peau toute chaude.

« Attendez, Sévérian. Je ne suis pas une catin, quoique vous en pensiez – mais il y a une condition.

— Laquelle ?

— Vous devez me promettre de ne pas lire ce billet. Jetez-le dans le brasero. »

Je me détachai d’elle et reculai.

Des larmes lui montèrent aux yeux, comme l’eau des sources monte entre les rochers. « Je voudrais que vous puissiez voir de quelle façon vous êtes en train de me regarder, Sévérian. Non, j’ignore tout de son contenu. Simplement je… n’avez-vous jamais entendu parler de ces femmes qui possèdent un savoir surnaturel ? Qui ont des prémonitions ? Qui connaissent des choses qu’elles ne peuvent pas avoir apprises ? »

Le désir que j’avais éprouvé avait presque disparu. J’avais peur et j’étais en colère, sans savoir pourquoi. « De telles femmes existent, elles ont une guilde et ce sont nos sœurs, à la Citadelle. Mais ni leur visage ni leur corps ne sont comme les vôtres.

— Je sais bien que je ne suis pas comme elles. Mais c’est la raison pour laquelle vous devez suivre mon conseil. Je n’ai jamais eu la moindre prémonition au cours de toute ma vie ; aujourd’hui j’en ai une. Ne comprenez-vous pas ce que cela signifie ? C’est quelque chose qui doit être tellement vrai et important pour vous que vous ne devez pas et ne pouvez pas l’ignorer. Brûlez le billet.

— Quelqu’un cherche à m’avertir, et vous ne voulez pas que je sache de quoi il est question. Je vous ai déjà demandé si le Septentrion était votre amant. Vous m’avez dit que non, et je vous ai crue. »

Elle ouvrit la bouche pour parler, mais je l’en empêchai.

« Je vous crois toujours ; il y avait quelque chose de sincère dans votre voix. Cependant, d’une manière ou d’une autre, vous essayez de me trahir. Jurez-moi donc qu’il n’en est rien. Jurez-moi que vous agissez au mieux de mes intérêts, et pour rien d’autre.

— Sévérian…

— Jurez.

— Nous nous sommes rencontrés ce matin, Sévérian. Je vous connais à peine, et vous me connaissez à peine. À quoi pouvez-vous vous attendre, à quoi pourriez-vous vous attendre, si vous ne sortiez pas tout juste du giron de votre guilde ? J’ai essayé de vous aider à plusieurs reprises. En ce moment, j’essaie encore de vous aider.

— Habillez-vous. » Je pris le billet sous le plateau. Elle se jeta sur moi, mais je n’eus pas de difficulté à la tenir à distance avec une seule main. Le billet avait été rédigé avec une plume de corbeau, et se présentait comme un griffonnage désordonné ; je ne pouvais en distinguer que quelques mots dans la pénombre.

« J’aurais pu vous distraire, et le jeter dans le feu. Voilà comment j’aurais dû m’y prendre. Sévérian, laissez-moi…

— Restez donc tranquille.

— J’avais un couteau, encore la semaine dernière. Une miséricorde, avec un manche en racine de lierre. Comme nous avions faim, Agilus l’a mis au clou. Si je l’avais toujours, je vous en frapperais sur-le-champ !

— Il se trouverait dans votre robe, laquelle traîne encore sur le plancher. » Je lui donnai une bourrade, elle partit en arrière en chancelant (vacillement dû tout autant au vin qu’elle avait ingurgité qu’à mon geste) et s’effondra sur la chaise en toile. Avec le billet, je me rapprochai d’un endroit par où filtrait, à travers l’épaisseur du feuillage, un dernier rayon de soleil.

« La femme qui vous accompagne est déjà venue ici.

Ne lui faites pas confiance. Trudo dit que l’homme

est un bourreau. Vous êtes ma mère revenue. »

26. Sennet

À peine avais-je eu le temps de parcourir le billet, que, bondissant sur moi, Aghia me l’arrachait des mains et le jetait par dessus le rebord de la plate-forme. Elle resta un instant immobile devant moi, mais ses yeux ne cessaient d’aller de mon visage à Terminus Est appuyée, entièrement remontée, sur un bras de la couchette. Je crois bien qu’elle redoutait de voir sa tête, proprement tranchée, suivre le chemin du billet. Cependant, comme je ne bougeais pas, c’est elle qui finit par dire : « L’avez-vous lu ? Sévérian, dites-moi que vous ne l’avez pas lu !

— Je l’ai bien lu, mais ne l’ai pas compris.

— Alors, n’y pensez plus.

— Ne pourriez-vous vous calmer, pendant un moment ? Ce billet ne m’était même pas destiné. Il a peut-être été écrit à votre attention ; mais dans ce cas, je me demande pourquoi il a été placé à un endroit où j’étais seul à pouvoir le voir. Avez-vous eu un enfant, Aghia ? Quel âge avez-vous ?

— Vingt-trois ans. Cela me donne largement le temps d’en avoir eu un, mais ce n’est pas le cas. Vous pouvez examiner mon ventre si vous ne me croyez pas. »

Je m’efforçai de faire un calcul mental rapide, mais je m’aperçus que j’ignorais trop de choses en ce qui concerne le développement de la femme. « Quand avez-vous eu vos premières règles ?

— À treize ans. Si j’avais été aussitôt enceinte, j’aurais eu quatorze ans au moment de la naissance du bébé. Est-ce cela que vous voulez savoir ?