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— Oui. Autrement dit, l’enfant aurait maintenant neuf ans. Un gamin brillant serait bien capable d’écrire une note de ce genre… Voulez-vous que je vous dise ce qu’il y avait d’écrit ?

— Non !

— D’après vous, quel âge peut donc avoir Dorcas ? Dix-huit ans, dix-neuf peut-être ?

— Vous feriez mieux de ne plus y penser, Sévérian, quel que soit son contenu.

— Je n’ai pas envie de jouer à ce genre de jeu avec vous : vous êtes une adulte. Répondez : quel âge lui donnez-vous ? »

Aghia fit une moue dédaigneuse. « Je dirais que votre mystérieuse petite souillon a seize ou dix-sept ans ; elle est presque encore une enfant. »

Comme chacun a pu le remarquer – du moins je l’imagine –, il arrive parfois que l’on fasse apparaître une personne en parlant d’elle, comme lorsque l’on invoque un lémure. C’est ce qui se passa. L’un des panneaux du paravent fut repoussé, livrant passage à Dorcas. Ce n’était plus l’espèce de créature sculptée dans la boue à laquelle nous avions fini par nous habituer, mais une jeune fille élancée à la poitrine ronde et d’une grâce singulière. J’ai connu des femmes dont la peau était plus blanche – mais d’une blancheur maladive ; celle de Dorcas, en revanche, semblait luire doucement. Débarrassés de leur crasse, ses cheveux étaient couleur d’or pâle. Ses yeux étaient comme ils avaient toujours été, de ce même bleu profond caractéristique de l’Ouroboros, la rivière-monde de mon rêve. Devant la nudité d’Aghia, elle voulut retourner derrière le paravent, mais elle en fut empêchée par la servante, dont les imposantes proportions lui bouchaient le passage.

« Je ferais mieux de remettre mes guenilles, dit Aghia, avant que votre petite demoiselle ne s’évanouisse.

— Je ne regarderai pas, murmura Dorcas.

— Cela m’est complètement égal », lui répondit Aghia. Je remarquai cependant qu’elle nous tourna le dos pour enfiler sa robe. S’adressant à la muraille de feuillage, elle ajouta : « Nous devons vraiment partir, maintenant, Sévérian ; la sonnerie du clairon ne va pas tarder à retentir.

— Ce qui signifie ?

— Vous l’ignorez ? » Aghia se retourna et nous fit face. « Au moment où le disque solaire semble venir toucher les mâchicoulis du Mur d’enceinte de la ville, une sonnerie de clairon – la première – s’élève des Champs Sanglants. Certains s’imaginent qu’il s’agit d’un signal dans le cadre des combats qui ont lieu ici, mais c’est inexact. Il n’a pour but que de faire savoir aux gardes qui sont dans le Mur que l’heure de fermer les portes est venue. Mais c’est aussi à ce moment que les combats peuvent commencer – si vous êtes en place quand il retentit, c’est alors que le duel commence. Une fois que le soleil est passé sous l’horizon, et que la nuit véritable s’est installée, un autre clairon sonne l’appel du soir depuis le haut du Mur. Cela signifie que les portes ne seront plus ouvertes, même pour les porteurs de laissez-passer spéciaux ; quant à tous ceux qui ne se trouvent pas aux Champs Sanglants, alors qu’ils ont reçu un défi, on considère, après la seconde sonnerie, qu’ils se sont dérobés. Ils peuvent être attaqués en n’importe quel lieu, et un écuyer ou un exultant peut engager des assassins professionnels sans souiller son honneur. »

La servante qui, pendant tout ce temps, était restée auprès de l’escalier, approuvant ces explications de plusieurs hochements de tête, s’écarta pour laisser passer son maître, l’aubergiste. « Sieur, si vous avez un rendez-vous pour un duel à mort… commença-t-il.

— C’est exactement ce que mon amie était en train de me dire, l’interrompis-je. Nous devons partir. »

Dorcas demanda alors si elle pouvait avoir un peu de vin. Légèrement surpris, je lui fis signe que oui, et l’aubergiste lui en versa un verre qu’elle tint à deux mains, comme l’aurait fait un enfant. Je m’informai auprès du gros homme s’il tenait de quoi écrire à la disposition de ses clients.

« Souhaiteriez-vous rédiger votre testament, Sieur ? Suivez-moi donc ; nous avons un boudoir réservé à cet usage. Ce service est gratuit, et je peux même, si vous le voulez, vous trouver un jeune garçon qui portera le document à votre exécuteur. »

Je lui emboîtai le pas après avoir ramassé Terminus Est, laissant à Aghia et à Dorcas le soin de veiller sur l’averne. Le boudoir dont l’aubergiste se glorifiait n’était en fait qu’un espace exigu, perché sur une branche secondaire, mais qui comportait toutefois un petit bureau avec son tabouret, du papier, quelques plumes de corbeau taillées et une petite bouteille d’encre. Je m’installai, et recopiai les mots du billet tels que je les avais conservés dans ma mémoire ; pour autant que je pusse en juger, le papier était le même que celui de l’original, et l’encre avait la même nuance un peu diluée. Lorsque j’eus terminé et sablé mon griffonnage, je le repliai et le glissai dans l’une des poches de ma sabretache, que je n’utilisais que rarement ; puis je dis à l’aubergiste qu’il était inutile de requérir un messager et lui demandai s’il connaissait quelqu’un répondant au nom de Trudo.

« Trudo, Sieur ? s’enquit-il d’un air intrigué.

— Oui ; c’est un nom tout à fait courant.

— Certes, Sieur, certes ; je sais cela. J’essaye simplement d’imaginer une personne que je pourrais connaître, et que vous, dans la haute position qui est la vôtre, connaîtriez aussi. Un écuyer par exemple ou encore…

— N’importe qui, le coupai-je. Vraiment n’importe qui. Ce ne serait pas, par hasard, le nom du garçon qui nous a servis ?

— Non, Sieur ; il s’appelle Ouen. J’avais bien autrefois un voisin qui s’appelait Trudo, Sieur, mais cela date de plusieurs années. C’était avant que je n’achète cette auberge. Je ne pense pas qu’il s’agisse de lui, n’est-ce pas ? Reste mon garçon d’écurie : son nom est bien Trudo.

— J’aimerais pouvoir lui parler. »

L’aubergiste acquiesça d’un mouvement de tête qui fit disparaître son menton dans l’amas de graisse qu’était devenu son cou. « Comme il vous plaira, Sieur. Je serais bien étonné qu’il ait quelque chose à vous apprendre, toutefois. » Les marches craquaient sous son poids. « Il vient de très loin, du Sud, vous comprenez. » (Il parlait bien entendu des parties les plus méridionales de la ville, et non de ces territoires désertiques, sans arbres, qui s’étendent jusqu’aux premiers glaciers.) « De l’autre côté du fleuve, par-dessus le marché. Vous n’en tirerez pas grand-chose ; c’est pourtant quelqu’un de rude à la tâche.

— Je crois avoir mon idée sur la partie de la ville d’où il vient, répondis-je.

— Vraiment ? Voilà qui est intéressant, Sieur, extrêmement intéressant. J’ai déjà entendu une ou deux personnes se vanter de pouvoir deviner ce genre de chose, à la seule façon dont un homme était habillé ou parlait, mais je ne savais pas que vous aviez posé les yeux sur lui, comme on dit. » Nous nous étions rapprochés du sol et il se mit à beugler : « Trudo ! Tru-u-do ! » Et puis, encore plus fort : « ÉCURIE ! »

Personne ne se montra. Une dalle de pierre d’un seul bloc, de la taille d’une table, servait de seuil au bas des marches, et nous nous y arrêtâmes.

C’était l’heure à laquelle les ombres, à force de s’allonger, cessent d’être des ombres et se transforment toutes en flaques de ténèbres, comme si quelque fluide encore plus sombre que les eaux du Lac aux Oiseaux s’élevait de la terre. Des centaines de personnes, certaines seules, d’autres en petits groupes, parcouraient d’un pas pressé l’étendue herbeuse qui nous séparait de la ville. Toutes paraissaient tendues vers un but bien précis, et on aurait dit qu’elles courbaient le dos sous le poids de la tension et du désir qui les animaient. La plupart ne portaient pas d’arme, d’après ce que je pouvais voir, mais j’aperçus quelques casiers à rapières et pus distinguer, à une certaine distance, la fleur blanche d’une averne, portée, à ce qu’il me sembla, sur une perche ou un bâton dans le genre du mien.