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« Quel dommage qu’ils ne s’arrêtent pas ici, remarqua l’aubergiste, non point parce qu’il n’y en aura pas un bon nombre pour faire halte sur le chemin du retour ; mais c’est avec les repas pris auparavant que l’on gagne le mieux. Je vous en parle franchement, Sieur, car en dépit de votre jeune âge, je vois bien que vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre que le profit est le but de toute entreprise. J’essaye de faire de mon mieux ; comme je l’ai déjà dit, nous avons une excellente cuisine. Tru-u-do ! Je n’ai d’ailleurs pas le choix d’en faire une autre, car aucune nourriture médiocre ne me conviendrait – je mourrais de faim plutôt que d’avaler ce que mangent la plupart des gens. Trudo, espèce de pouilleux, où es-tu ? »

Un garçon crasseux sortit de derrière l’arbre, s’essuyant le nez à l’aide de sa manche. « Il n’est pas par là-derrière, notre maître.

— Où diable est-il passé, dans ce cas ? Va donc le chercher. »

J’étais toujours en train de regarder la foule qui défilait devant nous. « Ils se rendent tous aux Champs Sanglants ? » Pour la première fois, je crois, je pris pleinement conscience que j’avais de bonnes chances de mourir avant que la lune ne se lève. Se soucier du billet en cet instant me parut futile, enfantin.

« Tous ne viennent pas combattre, entendons-nous bien ; l’essentiel de cette foule est constitué par les spectateurs. Parmi eux, on trouve ceux qui assistent aux duels pour la première et unique fois – parce qu’ils connaissent quelqu’un qui se bat, ou même simplement parce qu’ils en ont entendu parler, qu’ils ont lu quelque chose à ce propos ou écouté une chanson. D’ordinaire, ceux-là se trouvent mal, parce qu’ils passent par mon auberge et descendent une ou deux bouteilles le temps de récupérer.

« Mais il y a aussi ceux qui viennent toutes les nuits, ou du moins quatre ou cinq nuits par semaine ; ce sont les spécialistes, qui ne s’intéressent qu’à une seule variété d’armes, peut-être à deux, et qui prétendent en connaître le maniement mieux que celui qui l’utilise – ce qui est parfois bien possible, après tout. Après votre victoire, Sieur, il y en aura bien deux ou trois pour venir vous proposer un verre. Si vous les laissez faire, ils vous diront les erreurs que vous avez commises comme celles de votre adversaire ; mais vous vous apercevrez qu’ils tombent rarement d’accord.

— Notre repas restera privé », répondis-je, entendant à ce moment-là le glissement de pieds nus sur les marches, derrière nous. Suivie de Dorcas, Aghia était venue nous rejoindre, portant l’averne, qui me parut encore plus grande dans la pénombre de la soirée.

J’ai déjà mentionné avec quelle force je désirais Aghia. Lorsque nous parlons aux femmes, nous nous exprimons comme si l’amour et le désir étaient deux entités différentes. Quant aux femmes, qui souvent nous aiment, et nous désirent quelquefois, elles contribuent au maintien de cette fiction. Le fait est qu’il ne s’agit que des deux aspects différents d’une seule et même chose – tout comme j’aurais pu parler à l’aubergiste du côté sud de son arbre et de son côté nord. Lorsque nous désirons une femme, nous en venons rapidement à l’aimer, par la manière dont elle condescend à se soumettre à nous (c’est cette attitude qui, au départ, a véritablement fondé mon amour pour Thècle) ; et comme, quand nous la désirons, elle se soumet toujours à nous, ne serait-ce que dans notre imagination, on trouve toujours quelque chose qui tient de l’amour. Si, d’un autre côté, nous l’aimons, nous ne tardons pas à la désirer, car être désirable est l’un des attributs que toute femme doit posséder, et nous ne pouvons supporter l’idée qu’il ne puisse rien avoir de désirable en elle ; c’est de cette manière que les hommes en viennent à désirer même des femmes dont les jambes sont fermées comme par la paralysie, et les femmes à désirer des hommes totalement impuissants, sauf vis-à-vis d’autres hommes.

Mais il n’y a personne pour dire d’où proviennent, d’où naissent ce que nous appelons (presque selon notre bon plaisir) amour et désir. Tandis qu’Aghia descendait l’escalier, la moitié de son visage éclairée par les dernières lueurs du jour mourant, l’autre moitié se perdant dans l’obscurité, une fente de sa robe, qui montait presque jusqu’à la taille, me permit d’entr’apercevoir l’éclat d’une cuisse soyeuse. Et le désir d’elle que j’avais perdu à peine quelques instants auparavant, quand je l’avais repoussée, me submergea à nouveau, deux fois plus puissant. Elle lut cela sur mon visage, j’en suis sûr, et Dorcas, qui la suivait d’une marche, le vit aussi et détourna les yeux. Aghia était cependant toujours en colère contre moi (comme elle en avait peut-être le droit), si bien qu’en dépit de son sourire de politesse et de son incapacité à masquer la douleur qui lui tenaillait encore les reins, elle resta sur la réserve tant qu’elle put.

Je pense que c’est en cela que réside la véritable différence entre ces femmes pour lesquelles nous devons jouer notre vie si nous voulons rester des hommes, et celles que nous devons (toujours pour rester des hommes) surpasser en force comme en astuce, si nous le pouvons, et utiliser comme nous ne le ferions jamais d’une bête : car les secondes ne nous permettront jamais de leur donner ce que nous donnons aux premières. Aghia jouissait de mon admiration et aurait été transportée d’extase par mes caresses. Mais même si je m’étais répandu en elle plus d’une centaine de fois, nous nous serions quittés comme des étrangers. Je compris tout cela tandis qu’elle descendait les toutes dernières marches, retenant le pan déchiré de son corsage d’une main, et portant bien haut l’averne de l’autre. Elle avait fait du baliveau mal dégrossi une hampe qu’elle arborait comme un baculus[5]. Et malgré tout je l’aimais toujours, ou du moins je l’aurais aimée si je l’avais pu.

Le jeune garçon revint en courant. « La cuisinière dit que Trudo est parti. Elle était sortie prendre de l’eau, parce que la fille de la plonge était partie, et elle l’a vu s’enfuir à toute vitesse, et ses affaires ne sont plus à l’écurie.

— Il est donc parti définitivement, dans ce cas, dit l’aubergiste. À quel moment l’a-t-elle vu prendre la poudre d’escampette ? À l’instant ? »

Le garçon hocha affirmativement la tête. « Il a su que vous le recherchiez, Sieur, je le crains bien. Quelqu’un a dû vous entendre lorsque vous avez mentionné son nom, et a couru le prévenir. Vous aurait-il dérobé quelque chose ? »

Je secouai la tête. « Il ne m’a fait aucun tort, et j’ai même le sentiment qu’il essayait de me faire du bien, d’une manière ou d’une autre. Je suis désolé d’être cause de la perte de l’un de vos domestiques. »

L’aubergiste écarta les bras. « Je lui devais des gages, je ne perds donc rien. »

Comme il s’éloignait de nous, Dorcas en profita pour me glisser à l’oreille : « Et je suis désolée de vous avoir frustré de votre plaisir, là-haut. Je n’aurais pas voulu vous en priver. Mais, Sévérian, je vous aime. »

Venant d’un point imprécis, mais peu éloigné, l’appel sonore d’un clairon s’élança vers les premières étoiles qui scintillaient dans le ciel.

27. Est-il mort ?

Les Champs Sanglants, dont tous mes lecteurs ont sûrement entendu parler, même si certains, comme je l’espère, ne les ont jamais visités, se trouvent au nord-ouest des parties construites de Nessus, notre capitale, et sont pris entre une enclave résidentielle réservée aux écuyers de la ville, d’une part, et les casernes et les écuries de la xénagie de la Dimarchie bleue, de l’autre. Ils s’étendent suffisamment près du Mur d’enceinte pour en paraître voisins – du moins aux yeux de quelqu’un comme moi, qui ne m’en étais jamais approché – mais il reste encore quelques bonnes lieues à parcourir, par des rues tortueuses, si l’on veut vraiment en atteindre la base. J’ignore combien de combats peuvent s’y dérouler simultanément, et il est possible que les barrières qui limitent chaque terrain – sur lesquelles s’appuient les spectateurs quand ils ne s’y juchent pas, selon leur humeur – puissent être déplacées en fonction des besoins de la soirée. Je n’ai visité cet endroit qu’une seule fois, mais il m’a paru, avec son gazon piétiné et ses spectateurs silencieux et languides, mélancolique et plein d’étrangeté.

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5

Baculus: bâton d’augure, chez les romains, porté avec une certaine dignité (N.d.T.).