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Je n’occupe le trône que depuis peu de temps, et, pendant cette période, il y a eu des questions plus brûlantes à régler que la monomachie. Que ce genre de duel soit bon ou mauvais (ce que j’ai personnellement tendance à croire), il est certainement impossible d’en débarrasser une société comme la nôtre, qui, pour une simple question de survie, doit placer les vertus guerrières au-dessus de toutes les autres, et ne peut se permettre de détacher que des effectifs armés réduits afin de contenir la populace et faire la police.

Et pourtant, est-ce un mal ?

Les époques qui ont banni le duel (et, si j’en crois mes lectures, c’est arrivé plusieurs centaines de fois) l’ont en fait remplacé par le meurtre, essentiellement – et précisément par le type de meurtre, à quelque chose près, que la monomachie semble avoir pour but d’empêcher : à savoir les meurtres qui sont le résultat de querelles de parents ou d’amis, ou de simples relations. Dans ce cas, deux meurent souvent au lieu d’un seul, puisque la loi poursuit le meurtrier (qui est un criminel non par vocation mais par hasard) et le met à son tour à mort, comme si sa mort pouvait rendre la vie à sa victime. De sorte que si, pour prendre un exemple, un millier de combats légaux se traduisaient par mille morts (chose hautement improbable, dans la mesure où peu de duels ont une issue fatale) mais empêchaient cinq cents meurtres, les choses ne seraient pas pires.

Qui plus est, le survivant d’un duel de ce genre est plus à même d’être capable de défendre l’État, tout comme il est plus à même d’engendrer des enfants en bonne santé ; tandis qu’il y a rarement de survivants dans la plupart des cas de meurtres, et si jamais le meurtrier survit, il peut tout aussi bien être retors, plutôt que fort, rapide ou intelligent.

Ce qui n’empêche pas la pratique des duels formalisés de produire toutes sortes d’intrigues.

Nous étions encore à une bonne centaine de pas des Champs lorsque nous entendîmes crier les noms, annoncés d’une voix puissante et d’un ton officiel par-dessus les trilles des hylas.

« Cadroé des Dix-sept Pierres ! »

« Sabas de la Prairie Partagée ! »

« Laurentia de la Maison de la Harpe ! » (C’était une voix de femme.)

« Cadroé des Dix-sept Pierres ! »

Je demandai à Aghia qui étaient ceux qui appelaient ainsi.

« Des gens qui ont lancé des défis, ou qui ont eux-mêmes été défiés. En hurlant leur nom – ou en le faisant hurler par un domestique –, ils font savoir à tous qu’ils se sont présentés, mais que leur adversaire n’est pas venu. »

« Cadroé des Dix-sept Pierres ! »

Le soleil mourant, dont un quart était maintenant caché par l’obscurité impénétrable du Mur d’enceinte, avait teint le ciel de gomme-gutte et de cerise, de vermillon et de violet criard. En tombant sur la foule des monomachistes et des curieux, à la manière dont les rayons dorés de la faveur divine viennent illuminer les hiérarques sur les peintures, ces couleurs donnaient à tous ceux qui se trouvaient là une apparence éthérée, thaumaturgique, et l’on aurait pu croire qu’ils venaient de naître du déploiement d’un rideau magique, prêts à s’évanouir à nouveau dans l’air au premier coup de sifflet.

« Laurentia de la Maison de la Harpe ! »

« Aghia », appelai-je – et, provenant d’un endroit indéterminé, nous entendîmes le hoquet étouffé qui sort de la gorge de celui qui meurt. « Aghia, c’est vous qui allez crier : Sévérian de la tour Matachine.

— Je ne suis pas votre domestique. Vous n’avez qu’à gueuler vous-même votre nom si vous en avez envie. »

« Cadroé des Dix-sept Pierres ! »

« Ne me regardez pas comme cela, Sévérian ! J’aurais préféré ne jamais venir ici ! Sévérian ! Sévérian des bourreaux ! Sévérian de la Citadelle ! De la tour des Mille Souffrances ! La Mort ! La Mort est venue ! » Ma main la toucha juste en dessous de l’oreille, et elle alla rouler par terre, tandis que l’averne, toujours fixée à son bâton, tombait à côté d’elle.

Dorcas s’accrocha à mon bras. « Vous n’auriez pas dû faire cela, Sévérian.

— Je ne l’ai frappée que du plat de la main ; elle s’en remettra très bien.

— Elle va vous haïr encore davantage.

— Vous pensez donc qu’elle me hait déjà ? »

Dorcas ne répondit pas, mais après un instant de silence, j’oubliai moi-même que je venais de poser une question : à quelque distance, dans la foule, j’avais vu avancer une averne.

Le lieu du combat était une petite arène d’environ une quinzaine de grandes enjambées de large, délimitée par une barrière tout autour, sauf en deux endroits – les entrées, qui se faisaient face.

L’éphore annonça : « Le défi de l’averne a été lancé et accepté. Le duel se déroulera ici et maintenant. Il ne reste qu’une chose à décider ; allez-vous engager le combat comme vous êtes, ou bien nus, ou encore autrement ? Que choisissez-vous ? »

Avant même que j’aie pu ouvrir la bouche, Dorcas s’écriait : « Nus. Cet homme est en armure. »

Le casque grotesque du Septentrion se balança d’un côté à l’autre, en signe de dénégation. Comme la plupart des casques de cavalerie, celui-ci laissait les oreilles dégagées afin que son porteur puisse entendre le mieux possible l’appel du graisle et les ordres criés par son supérieur au cours du combat ; en dépit de la pénombre, je crus apercevoir, derrière la plaque zygomatique, une bande étroite et noire, et je cherchai à me rappeler où j’avais bien pu la voir auparavant.

L’éphore demanda : « Vous refusez, hipparque ?

— Dans mon pays, les hommes ne se mettent jamais nus, sauf en présence des femmes.

— Mais il porte une armure, reprit Dorcas, alors que cet homme n’a même pas une chemise. » Sa voix, qui jusqu’ici avait toujours été la douceur même, résonnait maintenant comme une cloche, dans le crépuscule.

« Je vais l’ôter. » Le Septentrion rejeta sa cape en arrière, et portant à l’épaule sa main prise dans le gantelet, il défit la boucle de la cuirasse qu’il fit glisser à ses pieds. Je m’attendais à voir apparaître un buste au moins aussi massif que celui de maître Gurloes, mais l’hipparque était en réalité plus mince que moi.

« Le casque, également. »

Une fois de plus, le Septentrion secoua négativement la tête, et l’éphore lui demanda si son refus était définitif.

« Il l’est. » Il y eut, dans sa voix, une hésitation à peine perceptible. « Tout ce que je peux dire est que j’ai l’ordre de ne pas le retirer. »