L’éphore se tourna vers moi. « Personne parmi nous, j’en suis persuadé, ne désire mettre l’hipparque dans l’embarras, et encore moins le personnage – même si nous ne pouvons dire qui il est – pour lequel cet homme a lancé le défi. Je crois que la solution la plus sage serait de vous accorder, Sieur, un avantage en compensation. Avez-vous quelque chose à suggérer ? »
Aghia, qui n’avait plus lâché un mot depuis que je l’avais frappée, s’écria : « Refusez le combat, Sévérian. Ou bien, conservez cet avantage secret jusqu’à ce que vous en ayez besoin. »
Dorcas, qui était en train de défaire le tortillon de chiffon qui retenait l’averne à son bâton, me lança également : « Refusez le combat !
— Nous sommes allés trop loin pour reculer maintenant. »
D’un ton sarcastique, l’éphore demanda : « Avez-vous pris une décision, Sieur ?
— Je crois que oui. » Mon masque se trouvait dans ma sabretache. Il était fait, comme tous ceux de la guilde, de cuir fin renforcé par des plaques d’os. Je n’avais aucun moyen de savoir s’il se révélerait suffisant pour arrêter les feuilles d’averne, mais j’eus la satisfaction d’entendre la rumeur de surprise des spectateurs quand je l’ouvris, et qu’il produisit le bruit sec habituel.
« Êtes-vous prêts, maintenant ? Hipparque ? Sieur ? Sieur, vous devez confier cette épée à quelqu’un ; vous ne devez porter aucune autre arme que l’averne durant le combat. »
Je cherchai Aghia du regard, mais elle s’était évanouie dans la foule. Dorcas me tendit la fleur mortelle, et je lui donnai Terminus Est.
« Commencez ! »
Une feuille passa en chuintant près de mon oreille. Le Septentrion s’avançait en faisant des pas irréguliers, tenant fermement son averne de la main gauche, juste en dessous des feuilles les plus basses, la main droite tendue comme s’il avait l’intention de m’arracher la mienne. Je me souvins avoir été prévenu par Aghia de ce risque, et gardai ma plante aussi près de moi qu’il se pouvait.
Nous tournâmes en rond, le temps de cinq respirations. Je tentai alors de porter un coup sur sa main tendue, qu’il para avec sa plante. Je brandis la mienne au-dessus de la tête, comme une épée, et pris conscience, ce faisant, que cette posture était idéale, dans la mesure où elle mettait la tige – partie vulnérable – hors de portée de mon adversaire, et me permettait de porter des coups de taille vers le bas avec l’ensemble de la plante, sans pour autant m’empêcher, au contraire même, d’arracher les feuilles les plus basses de la main droite.
Je mis immédiatement en pratique ma toute nouvelle découverte, détachai une feuille et la lançai en direction du visage de mon adversaire. En dépit de la protection assurée par son casque il esquiva le coup, et derrière lui, la foule s’écarta pour éviter le missile. Je renouvelai ma tentative, une fois, puis encore une autre. Ma feuille rencontra celle de mon adversaire en vol.
Le résultat fut remarquable : au lieu d’être coupées net dans leur élan et de tomber au sol, comme l’auraient fait n’importe quelles lames inanimées dans un cas semblable, les feuilles donnèrent l’impression de tordre et de gauchir leurs arêtes tranchantes les unes contre les autres, se frappant et se fouettant de leurs pointes à une telle vitesse, que, le temps de parcourir une coudée à peine dans leur chute, elles étaient réduites à des bandes de charpie d’un vert très sombre qui se transforma en mille couleurs chatoyantes, et se mirent à tournoyer comme une toupie…
Quelque chose, ou bien quelqu’un s’appuyait contre mon dos. J’avais l’impression qu’un inconnu était venu se placer juste derrière moi, sa colonne vertébrale collée le long de la mienne, et exerçait une légère pression. J’avais froid, et je me sentais reconnaissant de la chaleur qu’il me dispensait.
« Sévérian ! » C’était bien la voix de Dorcas, mais on aurait dit qu’elle s’était éloignée.
« Sévérian ! N’y a-t-il donc personne pour l’aider ? Laissez-moi passer ! »
Tintements de carillon. Les couleurs, que j’avais attribuées aux feuilles en train de se battre, se révélèrent appartenir au ciel, où, sous une aurore boréale, se courbait un arc-en-ciel. Le monde n’était plus qu’un gigantesque œuf de Pâques, débordant de toutes les couleurs de la palette. Tout près de moi, une voix demanda : « Est-il mort ? » Et quelqu’un répondit sur le ton du constat : « Exactement. Ce truc-là tue toujours. Peut-être voulez-vous qu’on emporte son corps ? »
Bizarrement familière, la voix du Septentrion s’éleva : « Je réclame le droit du vainqueur, à savoir ses vêtements et ses armes. Donnez-moi cette épée. »
Je m’assis. À quelques pas de mes bottes, les feuilles entortillées continuaient de lutter faiblement. Le Septentrion se tenait debout un peu plus loin, son averne encore à la main. Je pris une profonde inspiration pour demander ce qui s’était passé, lorsque quelque chose tomba de ma poitrine sur mes genoux : une feuille d’averne, dont la pointe portait une tache de sang.
En me voyant, le Septentrion se mit en mouvement, l’averne brandie, mais l’éphore se précipita entre nous et tendit les bras. Depuis les barrières, l’un des spectateurs lança : « Droit d’honneur, droit d’honneur, soldat ! Laissez-le se relever et reprendre son arme. »
C’est à peine si mes jambes pouvaient me porter. D’un œil stupide je regardai autour de moi, à la recherche de mon averne, que je finis par retrouver pour la bonne raison qu’elle gisait aux pieds de Dorcas, laquelle était en train de lutter avec Aghia. Le Septentrion hurla : « Il devrait être mort ! » Mais l’éphore s’interposa et dit : « Il ne l’est pas, hipparque. Vous pourrez reprendre le combat lorsqu’il aura récupéré son arme. »
Quand je posai la main sur la tige de mon averne, j’eus un instant l’impression d’avoir touché la queue d’un animal à sang froid. La plante semblait s’agiter dans ma main, et les feuilles émettaient une sorte de crépitement. Aghia hurlait : « Sacrilège ! » Je pris le temps de lui jeter un regard, puis soulevai mon averne et me tournai pour affronter le Septentrion.
Je ne pouvais voir ses yeux à cause du casque, mais c’est tout son corps qui exprimait la terreur qu’il ressentait. Pendant quelques instants, il me sembla que son regard allait de moi à Aghia. Puis il fit demi-tour et se précipita en direction de l’autre entrée de l’arène ; des spectateurs se mirent sur son passage, et il n’hésita pas à employer l’averne comme une cravache, frappant sur sa droite et sur sa gauche. Il y eut un premier hurlement, puis un crescendo de cris. J’étais tiré en arrière par ma propre averne – ou plutôt je ne tenais plus d’averne et quelqu’un me remorquait par le bras. Dorcas. À une certaine distance déjà, s’éleva la voix d’Aghia : « Agilus ! » puis une autre femme cria : « Laurentia de la Maison de la Harpe ! »
28. Carnifex
Quand je me réveillai, le lendemain matin, j’étais dans l’une des salles d’un lazaret, une pièce toute en longueur et haute de plafond, où tous ceux qui, comme je l’étais, sont blessés ou malades, reposent sur des couches étroites. J’étais entièrement nu, et, pendant un long moment, alors que le sommeil (à moins que ce ne fût la mort) alourdissait encore mes paupières, je fis passer mes mains lentement sur tout mon corps, à la recherche de mes blessures, tout en me demandant, un peu comme si j’étais en train de rêver de quelque autre personne, comment je pourrais bien expliquer à maître Palémon la perte du manteau de la guilde et de l’épée qu’il m’avait lui-même confiés.