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J’étais en effet persuadé que l’un comme l’autre étaient perdus, ou que, d’une certaine manière, c’était moi qui étais perdu pour eux. Un singe à tête de chien descendit en courant toute la rangée des lits, s’arrêta auprès du mien pour me regarder, et reprit sa course. La chose ne me parut pas plus singulière que la lumière qui, passant par une fenêtre que je ne pouvais voir, tombait alors sur ma couverture.

Je m’éveillai une seconde fois, et m’assis sur le lit. Je crus vraiment pendant un moment que je me trouvais de nouveau dans notre dortoir, que j’étais toujours capitaine des apprentis et que tout le reste, ma prise de masque, la mort de Thècle, le combat avec les avernes, n’avait été qu’un rêve. J’allais encore souvent me trouver victime de ce genre de phénomène. Puis je remarquai l’enduit de plâtre du plafond, différent du nôtre, tout de métal, et je vis que le malade couché dans le lit voisin était pris dans des bandages. Je rejetai la couverture et posai mes pieds sur le sol. Dorcas dormait, assise, le dos appuyé au mur, à la tête de mon lit. Elle s’était enroulée dans le manteau marron, et avait posé Terminus Est en travers de ses genoux ; le pommeau et l’extrémité du fourreau dépassaient de chaque côté du paquet qu’elle avait fait avec mes vêtements. Je réussis à récupérer mes bottes, mon pantalon et ma cape de guilde, ainsi que ma ceinture avec la sabretache, sans la réveiller. Mais elle murmura et s’agrippa à mon épée lorsque je tentai de la reprendre, et je décidai de la lui laisser pour le moment.

Un bon nombre de malades étaient réveillés, tous me regardaient, mais aucun ne parlait. À l’autre bout de la salle, une porte donnait sur une volée de marches aboutissant elles-mêmes dans une cour intérieure, où piaffaient quelques destriers. Pendant un instant, je me crus encore en train de rêver, à voir le cynocéphale se mettre à grimper le long des protubérances du mur. Mais cet animal était tout aussi réel que les coursiers qui rongeaient leur frein, et quand je lui lançai un débris quelconque, il me montra des crocs aussi impressionnants que ceux de Triskèle.

Un militaire portant haubert se rendit près de son cheval pour prendre quelque chose dans ses fontes ; je l’arrêtai et lui demandai où je me trouvais. Il crut que je voulais savoir dans quelle partie de la forteresse nous étions, et m’indiqua une tourelle derrière laquelle, me dit-il, se tenait la salle des Audiences. Il ajouta que si je l’accompagnais, je pourrais avoir de quoi manger.

Comme il disait ces mots, je pris conscience d’être littéralement affamé. Je le suivis donc le long d’un corridor vaste et sombre, et nous arrivâmes dans une salle bien plus noire et basse de plafond que celle du lazaret ; deux ou trois groupes de dimarques, de la même unité que lui, étaient en train d’expédier un déjeuner composé de pain frais, de bœuf et de légumes bouillis. Mon nouvel ami me conseilla de prendre un plateau et de raconter au cuisinier que l’on m’avait dit de me rendre ici pour manger. C’est ce que je fis, et quoiqu’il marquât une légère surprise à la vue de ma cape de fuligine, il me servit sans faire d’objections.

Si le cuisinier et ses aides ne manifestèrent aucune curiosité, il n’en alla pas de même avec les soldats, qui étaient la curiosité même. Ils me demandèrent quel était mon nom, d’où je venais, et quel était mon rang – supposant sans doute que notre guilde était organisée d’une manière militaire. Ils me demandèrent également ce que j’avais fait de ma hache, et quand je leur dis que nous utilisions la grande épée, où celle-ci se trouvait ; il me fallut donc leur expliquer que la femme qui était avec moi l’avait sous sa garde, sur quoi ils me conseillèrent de veiller à ce qu’elle ne parte pas avec, puis de lui apporter un morceau de pain caché dans mon manteau, car il ne lui serait pas permis de venir manger ici. Je découvris que tous les hommes les plus âgés, à un moment ou à l’autre de leur existence, avaient entretenu des femmes – de celles qui suivent les armées d’un campement à l’autre, des créatures certainement bien plus utiles que dangereuses –, mais que bien peu d’entre eux en avaient une à charge en ce moment. Ils venaient de passer l’été précédent à se battre dans le nord, et avaient été renvoyés à Nessus pour y hiverner et contribuer au maintien de l’ordre. Ils s’attendaient à repartir vers le nord dans une semaine tout au plus. Leurs femmes s’en étaient retournées dans leurs villages de naissance, où elles habitaient chez des parents ou des amis. Je leur demandai si celles-ci n’auraient pas préféré les suivre dans le Sud.

« Préféré ? répondit mon ami. Bien sûr, qu’elles auraient préféré. Mais comment faire ? C’est une chose que de suivre la cavalerie lorsqu’elle fait partie d’une armée qui combat sur le front nord ; dans le meilleur des cas, la progression est d’une lieue ou deux par jour, et si l’on en a gagné trois une semaine, vous pouvez être sûr que l’on en reperdra deux la suivante. Mais comment pourraient-elles maintenir le train lorsque nous revenons à Nessus ? Chaque jour, nous parcourons quinze lieues. Et que mangeraient-elles ? Il vaut bien mieux qu’elles attendent. Si c’est une autre xénagie qui vient occuper notre ancien secteur, elles trouveront des hommes nouveaux. De nouvelles filles viennent aussi remplacer celles des anciennes qui renoncent à cette existence. Chacun a l’occasion de changer, s’il en a envie. J’ai entendu dire que l’on a ramené un carnifex comme vous, la nuit dernière, mais il était presque mort. Avez-vous été le voir ? »

Je répondis que non.

« C’est l’une de nos patrouilles qui a signalé sa présence, et lorsque le kiliarque a été averti, il l’a renvoyée à sa recherche, car il a de bonnes raisons de croire que nous aurons besoin de ses services dans un jour ou deux. Les gars de la patrouille jurent qu’ils ne l’ont pas touché, mais ils l’ont ramené sur une litière… Je ne sais pas si c’est l’un de vos camarades, mais vous aurez peut-être envie de vous rendre compte par vous-même. »

Je lui promis de le faire, et je quittai les soldats après les avoir remerciés pour leur hospitalité. Je m’inquiétais pour Dorcas, et en dépit de leurs bonnes intentions manifestes, les questions qu’ils m’avaient posées m’avaient mis mal à l’aise. Il y avait trop de choses qu’il m’aurait été difficile d’expliquer – comment j’avais été blessé, par exemple, si je leur avais avoué être précisément l’homme ramené sur un brancard la nuit précédente ; et d’où venait Dorcas. De ne pas véritablement comprendre ces choses moi-même me déplaisait autant que ce qui m’était arrivé, et je ressentais cette impression bizarre que nous éprouvons, lorsqu’il existe tout un pan de notre vie incapable de supporter la lumière et que, si loin du sujet interdit qu’ait porté la dernière question, nous redoutons que la suivante ne tombe en plein dessus.

Dorcas, réveillée, se tenait près de mon lit, sur lequel quelqu’un avait posé un bol de bouillon fumant. Elle eut une telle expression de bonheur en me voyant que je me sentis moi-même heureux, comme si la joie pouvait être aussi contagieuse que le choléra. « J’ai cru que vous étiez mort, avoua-t-elle. Vous aviez disparu, vos vêtements aussi, et je me suis imaginé qu’on les avait emportés pour vous enterrer avec.

— Je vais très bien, lui dis-je. Que s’est-il passé pendant la nuit ? »

Dorcas reprit immédiatement son air sérieux. Je la fis asseoir à côté de moi sur le lit et l’obligeai à manger le pain que j’avais apporté ainsi qu’à boire le bouillon, tout en me répondant : « Je suis sûre que vous vous souvenez du combat avec l’homme qui portait ce casque si bizarre ; vous vous êtes vous-même mis un masque, et êtes entré dans l’arène avec sa seule protection, en dépit de mes objurgations. Il vous a presque tout de suite atteint à la poitrine, et vous êtes tombé. J’ai encore sous les yeux l’image de cette feuille, une chose horrible ressemblant à un ver plat mais taillée dans du fer, fichée pour moitié dans votre corps et devenant toute rouge au fur et à mesure qu’elle buvait votre sang.