Je lui racontai donc l’épisode du billet, ce qu’il contenait, mentionnant aussi que s’il avait été détruit, je l’avais tout de même recopié de mémoire sur du papier appartenant à l’auberge, et que j’avais remarqué qu’il s’agissait d’un papier et d’une encre identiques à ceux du billet.
« Conclusion : il a été écrit sur place, dit Dorcas pensivement. Et probablement par l’un des domestiques de l’auberge, puisque le garçon d’écurie y est mentionné par son nom. Mais que peut-il bien signifier ?
— Je l’ignore.
— Je crois pouvoir expliquer pourquoi il a été posé à cet endroit. Je me suis assise avant vous sur cette espèce de canapé à cornes ; je me souviens avoir été contente quand vous êtes venu vous installer auprès de moi. Vous souvenez-vous si le garçon – qu’il l’ait rédigé ou non, c’est forcément lui qui a apporté le billet – a posé son plateau avant que je ne me lève pour aller me laver ?
— Je peux tout me rappeler, répondis-je, en dehors de ce qui s’est passé cette nuit. Aghia s’est assise sur une chaise de toile pliante, vous sur le canapé, c’est exact, et moi ensuite près de vous. Mon épée était à mes côtés, et j’avais porté l’averne ficelée sur son mât ; j’ai déposé la plante à plat, derrière le canapé. Une servante est venue avec de l’eau et des serviettes pour vous, puis elle est repartie chercher de l’huile et des chiffons pour moi.
— Nous aurions dû lui donner un pourboire, remarqua Dorcas.
— Je lui ai laissé un orichalque après qu’elle eut apporté le paravent ; cela correspond probablement à son salaire d’une semaine. Bref, vous vous êtes installée derrière, et ce n’est qu’un moment plus tard que le garçon, précédé de l’aubergiste, a porté le plateau et le vin.
— C’est donc pour cela que je ne l’ai pas vu. Le garçon devait certainement savoir où j’étais assise – simplement parce qu’il n’y avait pas d’autre siège. Et c’est pourquoi il a glissé le billet sous le plateau, dans l’espoir que je le verrais en revenant. Pouvez-vous m’en répéter le début ?
— La femme qui vous accompagne est déjà venue ici. Ne lui faites pas confiance.
— Le billet devait donc m’être destiné. S’il avait été écrit à votre attention, on aurait mentionné de laquelle d’entre nous deux il s’agissait, par la couleur des cheveux, par exemple. Et s’il avait été destiné à Aghia, il aurait été placé de l’autre côté de la table, en un endroit où elle aurait pu le voir.
— Ainsi donc vous lui rappeliez sa mère d’une certaine façon.
— Oui. » Elle avait de nouveau les larmes aux yeux.
« Mais vous n’êtes pas assez âgée pour avoir eu un enfant déjà capable d’écrire un tel billet.
— Je ne me souviens de rien », répondit-elle ; puis elle enfouit son visage dans les larges plis du manteau marron.
29. Agilus
Lorsque le médecin responsable du lazaret m’eut examiné et eut constaté que je n’avais aucun besoin de traitement, il nous demanda de quitter son établissement, car, d’après ce qu’il nous dit, mon épée et ma cape perturbaient les autres malades.
Sur le côté opposé du bâtiment où j’avais déjeuné avec les soldats, se trouvait une petite boutique qui satisfaisait à leurs besoins courants. Outre les bijoux en toc et les bibelots du même genre que les hommes offrent à leurs petites amies, elle proposait quelques vêtements de femme ; et quoique mes fonds aient été sérieusement entamés par le dîner à l’auberge des Amours perdues, que nous n’avions finalement pas consommé, je fus en mesure de faire l’achat d’une simarre pour Dorcas.
L’entrée de la salle des Audiences n’était pas très loin de cette boutique. Une foule d’une centaine de personnes se pressait devant, mais comme les gens se mirent à me montrer du doigt et à se pousser du coude en apercevant ma cape de fuligine, nous battîmes en retraite vers la cour où les destriers étaient attachés. C’est là que nous trouva l’un des porveors de la salle des Audiences, un homme imposant avec un front très blanc et haut, bombé comme le ventre d’une cruche. « Vous êtes le carnifex, me dit-il. On m’a rapporté que vous étiez capable de remplir correctement votre office. »
Je lui répondis que je pouvais accomplir aujourd’hui tout ce qu’il faudrait, si j’étais requis par son maître.
« Aujourd’hui ? Non, non. Le procès ne sera pas terminé avant la fin de l’après-midi, ce n’est pas possible. »
Je lui fis remarquer que puisqu’il était venu s’assurer en personne que j’étais en mesure d’officier, c’est qu’il fallait être bien sûr que le prisonnier serait jugé coupable.
« Oh, la chose ne fait pas le moindre doute, non, pas le moindre. Il y a eu neuf morts, après tout, et l’homme a été arrêté sur le lieu même de son crime. Et comme il s’agit d’un individu de rien, il n’a aucune chance d’être gracié ou de pouvoir faire appel. Le tribunal siégera à nouveau demain dans la matinée, mais vos services ne seront pas requis avant midi. »
Comme je n’avais aucune expérience directe des procédures de cour et des hommes de justice (car, à la Citadelle, nos clients nous étaient toujours envoyés directement, et seul maître Gurloes avait occasionnellement affaire aux officiels, qui venaient parfois s’assurer des dispositions prises dans tel ou tel cas particulier), et que j’avais un grand désir de mettre réellement en pratique ce pour quoi j’avais été élevé et entraîné pendant si longtemps, je proposai que le kiliarque, s’il le voulait bien, envisageât une cérémonie à la lueur des torches, cette nuit même.
« La chose est exclue. Il doit réfléchir à la décision à prendre. De quoi aurait-il l’air, autrement ? Il y a déjà bien assez de personnes qui considèrent que les juges militaires ont tendance à aller trop vite et même à être capricieux. Et pour tout dire, enfin, un magistrat civil aurait probablement attendu une semaine, ce qui n’aurait pas été plus mal pour l’affaire, puisqu’il y aurait eu amplement le temps, pour un autre témoin, d’apporter des preuves supplémentaires. Tandis que dans ces conditions, personne, bien entendu, ne se permettra de le faire.
— Demain après-midi, dans ce cas, dis-je. Nous aurons besoin d’un endroit pour passer la nuit. Je veux aussi pouvoir examiner l’échafaud et le billot, ainsi que préparer mon client. Me faudra-t-il un laissez-passer pour le voir ? »
Le porveor nous demanda si nous ne pouvions pas nous faire héberger par le lazaret. En dépit de ma réponse négative, il tint à ce que nous allions tous les trois – lui-même, Dorcas et moi – négocier la chose avec le médecin, lequel, comme je l’avais prévu, refusa de nous accueillir. Cette discussion fut suivie d’une autre avec un officier subalterne de la xénagie, qui nous expliqua l’impossibilité dans laquelle nous étions de loger dans les casernements réservés aux soldats, et que si nous devions résider dans l’une des pièces réservées aux gradés, plus personne, à l’avenir, ne voudrait en faire ses quartiers. Finalement, on vida à notre intention une sorte de débarras sans fenêtres, dans lequel on fit porter deux lits et un minimum de mobilier (le tout ayant manifestement déjà beaucoup servi). J’y laissai Dorcas, et après m’être assuré que je ne risquais pas de passer au travers de quelque planche pourrie de l’échafaud au moment critique, ni d’être obligé d’immobiliser mon client avec les genoux tout en le décapitant, je me rendis à la prison pour effectuer la visite, traditionnelle dans notre guilde.