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Même si celle-ci est entièrement subjective, il existe une grande différence entre un établissement de détention auquel on est habitué et d’autres qui ne nous sont pas familiers. Si j’étais descendu dans les cachots de notre tour, j’aurais eu l’impression de revenir chez moi, très précisément – pour y mourir peut-être, mais chez moi. Certes, il m’était possible de prendre conscience, d’une façon toute abstraite, que nos corridors de métal circulaires et nos portes étroites et grises, pouvaient être synonymes d’horreur et d’épouvante pour ceux qui s’y trouvaient confinés ; mais c’est une horreur que je n’éprouvais pas moi-même, et si quelqu’un m’avait fait remarquer que j’aurais dû la ressentir, je n’aurais pas tardé à en faire ressortir tous les avantages : draps propres, couvertures chaudes, repas réguliers, éclairage suffisant, intimité rarement perturbée, et ainsi de suite.

Tandis que maintenant, tout en descendant l’étroit escalier de pierre en colimaçon qui menait dans des lieux de détention cent fois plus petits que les nôtres, les sentiments que j’éprouvais étaient exactement à l’opposé de ceux qui m’auraient envahi dans les sous-sols de la tour Matachine. J’étais oppressé par l’obscurité et la puanteur qui y régnaient. La pensée que j’aurais pu moi-même m’y trouver confiné par un accident quelconque (du fait d’un ordre mal transmis, par exemple, ou du machiavélisme insoupçonnable du porveor) ne cessait pas de me hanter, en dépit de tous mes efforts pour la chasser de mon esprit.

J’entendis une femme sangloter, et supposai, comme le porveor avait parlé d’un homme, qu’elle se trouvait dans une autre cellule que celle de mon client – laquelle, m’avait-on expliqué, était la troisième sur ma droite. Je comptai donc les portes jusqu’à la bonne, construite en bois, et simplement renforcée de barres de fer ; en revanche – telle est l’efficacité de l’armée –, les serrures et les gonds avaient été huilés. À l’intérieur, les sanglots hésitèrent et cessèrent presque au moment où je tirais les verrous.

Un homme, entièrement nu, était étendu sur de la paille. Une chaîne, attachée à son cou par un collier de fer, le reliait au mur. Une femme, également nue, se penchait au-dessus de lui, ses longs cheveux châtains tombant jusque sur le visage de l’homme, si bien qu’ils avaient l’air de les unir. Elle se tourna pour me regarder, et je reconnus Aghia.

Elle souffla : « Agilus ! » et l’homme s’adossa au mur. Leurs deux visages étaient tellement semblables que l’on aurait pu croire qu’Aghia tenait un miroir en face du sien.

« C’était donc vous ! m’exclamai-je, mais ce n’est pas possible ! » Cependant, avant même d’avoir fini de parler, je me souvins du comportement d’Aghia pendant le combat, aux Champs Sanglants, et du ruban noir que j’avais cru apercevoir derrière l’oreille de l’hipparque.

« Vous, me lança-t-elle, parce que vous vivez, il faut qu’il meure. »

Je ne pus que répondre : « S’agit-il vraiment d’Agilus ?

— Bien entendu. » La voix de mon client était plus basse d’une octave que celle de sa sœur jumelle, mais elle était moins assurée.

Incapable de rien dire, je secouai la tête.

« C’était Aghia dans la boutique ; c’est elle qui portait la tenue de Septentrion. Elle était passée par l’entrée de derrière tandis que nous discutions, mais je lui ai fait signe au moment où j’ai compris qu’il n’était pas question pour vous de vendre votre épée. »

Aghia ajouta : « Je ne pouvais pas parler – vous auriez reconnu une voix de femme – mais la cuirasse cachait mes seins, et les gantelets mes mains. Et imiter la démarche des hommes n’est pas aussi difficile que les hommes se l’imaginent.

— Avez-vous au moins bien regardé cette épée ? La soie devrait comporter une signature. » Agilus esquissa le geste de tendre la main, comme s’il avait encore eu une chance de s’en emparer. D’un ton dépourvu d’expression, Aghia poursuivit : « Elle est signée, et par Jovinien. J’ai pu la voir, à l’auberge. »

Il y avait une toute petite fenêtre, très haut au-dessus de nous, dans le mur du fond. Soudain, comme si le soleil venait de franchir le faîte du toit ou de dissiper un nuage, un rayon de lumière tomba sur les jumeaux. Je regardai tour à tour leurs deux visages, baignés d’or luminescent. « Vous avez tenté de me tuer. Simplement pour cette épée. »

Agilus se défendit : « J’espérais que vous me la laisseriez – vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? J’ai tout fait pour vous en persuader, pour que vous puissiez repartir sous un déguisement. Je vous aurais donné des vêtements, et tout l’argent que j’aurais pu réunir.

— Ne comprenez-vous donc pas, Sévérian ? Elle vaut dix fois ce que vaut notre boutique, et cette boutique est tout ce que nous possédons.

— Ce n’est pas la première fois que vous tendez ce genre de piège, j’en suis sûr. Le scénario était trop bien monté. Un meurtre légal, et pas de cadavre à aller jeter clandestinement dans le Gyoll.

— Vous allez tuer Agilus, n’est-ce pas ? C’est la raison de votre présence ici – vous ne le saviez pas au moment où vous avez franchi le seuil du cachot. Qu’avons-nous fait de plus que ce que vous vous apprêtez à faire ? »

D’une voix moins stridente, Agilus reprit à la suite de sa sœur : « Le combat était loyal. Nous disposions d’armes identiques, et vous étiez d’accord sur les conditions. Allez-vous m’offrir les mêmes chances, demain ?

— Vous saviez qu’à la tombée de la nuit, la chaleur de ma main exciterait la plante, et qu’elle se retournerait contre moi. Vous portiez des gants et n’aviez qu’à attendre. D’ailleurs, ce n’était même pas la peine d’attendre, car ce n’était pas la première fois que vous lanciez les feuilles. »

Agilus sourit. « En fin de compte, l’affaire du gantelet était donc secondaire…» Il tendit les mains. « J’ai gagné. Mais en fait c’est vous qui avez gagné, grâce à quelque magie cachée que ni ma sœur ni moi ne comprenons. Trois fois de suite vous m’avez causé du tort ; or, il existe une ancienne loi qui dit qu’un homme qui a trois fois subi un tort peut exiger n’importe quelle faveur de la part de son oppresseur. Je crains bien qu’elle ne soit plus en vigueur, mais ma sœur bien-aimée m’a raconté votre attachement pour les choses du passé, pour l’époque où votre guilde était puissante et où votre forteresse était le centre de la Communauté. J’exige cette faveur. Libérez-moi. »

Aghia se leva, brossant de la main les fragments de paille restés collés sur ses genoux et ses cuisses rondes. Et, comme si elle venait seulement de se souvenir de sa nudité, elle ramassa la robe de brocart bleu-vert que je connaissais si bien et se drapa dedans.

« Comment vous ai-je donc causé du tort, Agilus ? répondis-je. Il me semble au contraire que c’est vous qui m’en avez causé, ou du moins qui avez essayé.

— Tout d’abord en me mystifiant. Vous transportiez de quoi acheter une villa en ville, sans même le savoir. En tant que propriétaire, il était de votre devoir d’être au courant de sa valeur réelle, et votre ignorance risque de me coûter la vie, demain, à moins que vous ne me rendiez la liberté cette nuit. Ensuite parce que vous avez refusé de prendre en considération toutes mes offres d’achat. Dans notre société mercantile, on a le droit de faire monter les enchères aussi haut qu’on le veut, mais c’est une trahison que de refuser de vendre quel que soit le prix. Aghia et moi avons endossé l’armure clinquante d’un barbare : mais c’est vous qui en avez le cœur. Et vous m’avez causé du tort, en dernier lieu, par le tour qui vous a fait remporter le combat. Contrairement à vous, je me suis trouvé en face de pouvoirs plus grands que ce que j’aurais pu envisager. J’ai perdu mon sang-froid, comme l’aurait fait n’importe qui, et c’est pour cela que je me retrouve ici. Je vous réclame ma liberté. »