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Le rire dont j’éclatai à ces mots portait avec lui un goût amer. « Vous me demandez de faire pour vous, que j’ai toutes les raisons de mépriser, ce que je n’ai pas voulu faire pour Thècle, que j’aimais presque davantage que ma propre vie. Non. J’admets que je ne suis qu’un sot, et si je n’en étais pas un auparavant, votre sœur bien-aimée a fait tout ce qu’il fallait pour que j’en devienne un. Mais pas à ce point, tout de même. »

Aghia laissa retomber sa robe et se jeta sur moi avec une telle violence que je crus, pendant un instant, qu’elle m’attaquait. Mais au lieu de cela, elle se mit à couvrir mes lèvres de baisers, et, prenant mes mains, mis l’une sur l’un de ses seins et l’autre sur sa hanche soyeuse ; des brindilles de paille pourrie étaient encore accrochées à sa peau, et je les fis tomber en déplaçant mes mains vers son dos.

« Je vous aime, Sévérian ! Je vous ai désiré lorsque nous étions ensemble, et j’ai plusieurs fois essayé de me donner à vous. Ne vous rappelez-vous donc pas le jardin des Délectations, où je ne cessais de vouloir vous amener ? Nous y aurions connu tous deux l’extase, mais vous refusiez d’y entrer. Pour une fois, soyez honnête ! » (À la façon dont elle en parlait, on aurait pu croire que l’honnêteté était une anomalie de comportement comme la paranoïa.) « Ne m’aimez-vous donc pas ? Prenez-moi, maintenant… Ici même. Agilus se détournera, je vous le promets. » Ses doigts s’étaient glissés entre mon ventre et le bord de mon pantalon, et ce n’est qu’en entendant le froissement du papier que je me rendis compte que son autre main avait soulevé le rabat de ma sabretache.

Je la frappai au poignet, plus sèchement, sans doute, que je ne l’aurais dû ; elle se jeta alors sur moi toutes griffes dehors, cherchant à atteindre mes yeux, comme il était arrivé à Thècle de le faire parfois, lorsqu’elle n’arrivait plus à supporter l’idée de son emprisonnement et des souffrances qui l’attendaient. Je la repoussai, mais c’est le mur, cette fois-ci, et non plus une chaise, qui la reçut brutalement. Sa tête frappa la pierre, et, en dépit du coussin formé par son abondante chevelure, elle sonna comme le marteau d’un tailleur de pierres. Elle perdit instantanément toutes ses forces, ses genoux se dérobant sous elle, et se retrouva assise sur la paille. Je n’aurais jamais cru Aghia capable de pleurer, mais c’est pourtant ce qu’elle fit.

Agilus me demanda ce qu’elle avait fait, mais en dehors d’une pointe de curiosité, il n’y avait pas trace d’émotion dans sa question.

« Vous l’avez bien vu ; elle a essayé de fouiller dans ma sabretache. » Je vérifiai la présence des quelques pièces que je possédais, dans leur compartiment : deux orichalques de laiton et sept as de cuivre. « Ou peut-être voulait-elle voler la lettre adressée à l’archonte de Thrax que j’ai avec moi. Je lui en ai parlé à un moment donné, mais elle n’est pas cachée dans la sabretache.

— Ce sont les pièces qu’elle voulait, j’en suis sûr. On m’a nourri ; mais elle doit être complètement affamée. »

Je redressai Aghia et lui lançai sa robe dans les bras, puis j’ouvris la porte et la conduisis à l’extérieur. Elle était encore sonnée par le choc, mais quand je lui tendis un orichalque, elle le jeta par terre et cracha dessus.

Je retournai dans la cellule. Agilus était assis en tailleur, le dos appuyé au mur. « Ne me demandez rien à propos d’Aghia, commença-t-il. Tout ce que vous soupçonnez d’elle est vrai – n’est-ce pas suffisant ? Demain je serai un homme mort, et elle épousera le vieux matelot qui lui court après, ou quelqu’un d’autre. De toute façon, je voulais qu’elle le fasse à brève échéance. Il n’aurait pas pu l’empêcher de me voir, moi, son propre frère. Maintenant, je ne serai plus là, et elle n’aura même plus ce souci.

— En effet, lui répondis-je, vous allez mourir demain. C’est de cela que je suis venu parler avec vous. Tenez-vous à faire bonne figure, une fois sur l’échafaud ? »

Il regarda fixement ses mains, qu’il avait fines et plutôt douces, et qui reposaient dans l’étroit rayon de soleil qui avait auréolé sa tête, ainsi que celle d’Aghia, un moment auparavant. « Oui, finit-il par dire. Il se peut qu’elle vienne. Je préférerais qu’elle n’y assiste pas. Mais j’y tiens. »

Je lui dis alors (comme on m’avait enseigné à le faire) de ne manger que très légèrement demain matin, afin qu’il ne soit pas malade, le moment venu, et l’avertis de se vider la vessie, qui se relâche au moment du coup. Je lui appris également les différents stades de cette fausse routine, comme nous le faisons pour tous ceux qui doivent mourir, afin qu’ils aient l’impression que le moment n’est pas encore venu, alors qu’il l’est déjà. Fausse routine qui leur permet de mourir en ayant un peu moins peur. Je ne sais pas s’il m’a cru, mais j’espère néanmoins que si. Car si jamais mensonge prononcé sous les yeux du Pancréateur fut justifié, c’est bien celui-là.

Quand je sortis du cachot, l’orichalque avait disparu. À sa place – et tracé, sans aucun doute, avec le bord de la pièce – un dessin avait été esquissé dans la crasse qui recouvrait les dalles de pierre. On pouvait l’interpréter comme le visage grimaçant de Jurupari, ou peut-être aussi comme une carte, mais il était entouré de lettres d’une écriture qui m’était inconnue Du pied, je l’effaçai.

30. Nocturne

Ils étaient cinq : trois hommes et deux femmes. Manifestement, ils attendaient quelque chose ou quelqu’un, mais ils s’étaient cependant placés à une douzaine de pas de la porte. Leur attente n’était pas calme : trois d’entre eux échangeaient des propos avec vivacité, criant presque, les rires fusaient, ils gesticulaient et se poussaient du coude. Toujours dans l’ombre, je les observai pendant un moment. D’où ils étaient, il ne leur était probablement pas possible de me voir, enveloppé comme je l’étais dans ma cape de fuligine, et j’aurais tout aussi bien pu faire semblant d’ignorer ce qu’ils voulaient, ou feindre de les prendre pour un groupe en goguette, ayant un peu abusé de boissons fortes.

Ils se rapprochèrent, manifestant une sorte d’avidité mêlée d’hésitation, comme s’ils redoutaient d’être repoussés mais restaient néanmoins déterminés à faire leurs avances. L’un des hommes était plus grand que moi ; ce devait être le fils illégitime de quelque exultant. Avec sa bedaine presque aussi imposante que celle du patron de l’auberge des Amours perdues, je lui donnais une bonne cinquantaine d’années. Une jeune femme mince, qui me paraissait avoir à peu près vingt ans, marchait à ses côtés avec l’air d’être collée à lui ; elle possédait le regard le plus avide que j’aie jamais vu. Au moment où le gros homme s’avança dans ma direction, sa masse énorme bloquant le passage, c’est tout juste si elle ne m’embrassa pas : elle vint si près de moi que l’on aurait pu croire que seul un charme magique l’avait empêchée de me toucher. Ses mains aux longs doigts ondoyaient devant la fermeture de mon manteau, pleines du désir de me caresser la poitrine, mais sans jamais oser le faire vraiment, et j’eus l’impression d’être sur le point de devenir la proie d’une espèce de fantôme buveur de sang, d’un succube ou d’une lamie. Le cercle formé par le groupe se resserra sur moi, et je me trouvai repoussé contre le mur.

« C’est bien pour demain, n’est-ce pas ? » « Qu’est-ce que l’on ressent ? » « Quel est votre vrai nom ? » « C’est un méchant homme, n’est-ce pas ? Un monstre ? » Aucun d’entre eux n’attendait de réponse à sa question, et dans la mesure où je pouvais m’en rendre compte, n’escomptait ou même ne voulait véritablement en avoir une. Ils ne cherchaient qu’une chose, m’approcher le plus possible et me parler. « Allez-vous tout d’abord lui rompre les membres ? Son corps recevra-t-il le sceau d’infamie ? » « Avez-vous déjà tué une femme ?