— C’est impossible. N’en as-tu pas senti la chaleur ? Regarde donc ton épée, ici : voilà une pierre précieuse. Qu’était donc cette chose que tu as sortie de ta sabretache ? »
Je regardai l’opale sombre fixée au pommeau de Terminus Est. Elle luisait dans la lumière de la lune ; mais son brillant n’était pas plus comparable à l’objet dans ma sabretache que celui d’un diamant ne l’est au soleil. « La Griffe du Conciliateur, répondis-je. Voilà ce que c’est. Aghia l’a glissée ici ; c’est certainement elle qui l’a fait, après que nous eûmes démoli l’autel, afin qu’on ne la trouve pas sur elle au cas où nous serions fouillés. Elle l’aurait reprise au moment où Agilus aurait exercé le droit du vainqueur. Mais comme je ne suis pas mort, elle a tenté de me la dérober dans la cellule de son frère. » Dorcas ne me regardait plus ; elle levait la tête, tournée dans la direction de la ville et de la lueur produite par ses myriades de lampes. « Sévérian, dit-elle, c’est impossible. »
Surplombant la ville, telle une montagne volante vue en rêve, se tenait une construction gigantesque – un bâtiment avec des tours, des remparts, des contreforts et un toit en carène de bateau inversée ; ses fenêtres diffusaient une lumière pourpre. J’essayai de parler, de nier le miracle alors qu’il se présentait à mes yeux. Mais avant que j’aie pu prononcer une seule syllabe, le château s’était évanoui comme une bulle d’air dans une fontaine, ne laissant à sa place qu’une cascade d’étincelles.
32. La représentation
Ce n’est qu’après que la vision de cette grande construction suspendue au-dessus de la ville se fut évanouie, que je compris enfin tout l’amour que je portais déjà à Dorcas. Nous avions trouvé une route au sommet de la colline et nous la prîmes pour redescendre sur l’autre versant, dans l’obscurité. Et comme nos pensées étaient entièrement tournées vers ce que nous venions de voir, nos âmes se fondirent sans retenue l’une dans l’autre, pour avoir traversé ces quelques secondes de vision comme si nous venions de franchir une porte qui n’avait jamais été ouverte et ne le serait plus jamais.
Je n’avais aucune idée de l’endroit où nous nous trouvions et n’en ai toujours pas. Je me souviens seulement d’une route sinueuse gagnant le pied de la colline, franchissant l’arche d’un pont, et d’une autre route, que longeait, sur une bonne lieue, une palissade en bois qui semblait dressée là sans raison. Peu nous importait notre destination : nous ne parlions pas de nous-mêmes mais uniquement de ce que nous venions de voir et de la signification qu’il fallait y donner. Je sais très bien qu’au début de notre marche nocturne, je considérais Dorcas comme un simple compagnon de route offert par le hasard, si désirable qu’elle m’apparût, et si digne de pitié que fut son cas. Alors qu’à la fin, je l’aimais comme je n’avais encore jamais aimé aucun être humain. Et je ne l’aimais pas parce que mon amour pour Thècle avait diminué – il faudrait plutôt dire qu’en aimant Dorcas, je n’en aimais que davantage Thècle, car Dorcas était une autre moi-même (comme Thècle allait le devenir d’une manière aussi terrible que l’autre était belle) et si j’aimais Thècle, Dorcas l’aimait donc aussi.
« Penses-tu, demanda-t-elle, que d’autres personnes que nous l’ont vu ? »
Je n’avais pas envisagé cette question, mais je lui répondis que le phénomène s’était tout de même produit au-dessus de la plus gigantesque des villes et qu’en dépit de sa brièveté, même si les millions et les dizaines de millions de personnes qui demeuraient à Nessus n’en avaient rien su, il devait néanmoins s’en trouver quelques centaines qui l’avaient aperçu.
« Mais est-ce qu’il ne serait pas possible que ce ne fût qu’une vision, destinée à nous seuls ?
— Je n’ai jamais eu de vision, Dorcas.
— Quant à moi, j’ignore complètement si j’en ai eu ou non. Lorsque je m’efforce de me souvenir de l’époque qui a précédé le moment où je t’ai sorti de l’eau, je n’arrive qu’à me voir moi-même dans l’eau. Tout ce qui précède ressemble à des images réduites en morceaux, je n’en vois que de minuscules fragments brillants : un dé à coudre posé sur du velours, ou l’aboiement d’un petit chien derrière une porte. Ce sont des visions qui n’ont rien à voir avec cela, avec ce que nous venons de voir. »
Ces propos me rappelèrent le billet que je cherchais quand mes doigts étaient tombés sur la Griffe, et celle-ci me fit à son tour penser au petit livre marron glissé tout à côté, dans l’un des replis de la sabretache. Je demandai à Dorcas s’il ne lui plairait pas de jeter un coup d’œil sur le livre ayant appartenu autrefois à Thècle, lorsque nous aurions trouvé un endroit où nous arrêter.
« Volontiers, dit-elle. À un moment où nous serons assis autour d’un feu, comme nous l’avons été à l’auberge.
— Le fait de trouver cette relique – qu’il nous faudra bien entendu rendre à ses propriétaires avant de quitter la ville – ainsi que la conversation que nous venons d’avoir m’ont fait penser à quelque chose que j’y ai lu une fois. Connais-tu la clef de l’univers ? »
Dorcas rit doucement. « Non, Sévérian. C’est tout juste si je connais mon nom, comment veux-tu que je sache quoi que ce soit sur la clef de l’univers ?
— Je ne me suis pas bien exprimé. La question que je voulais poser était plutôt : l’idée que l’univers possède une clef secrète t’est-elle familière ? Un dicton, une phrase, un proverbe – voire un simple mot – que l’on pourrait arracher de la bouche d’une statue particulière, ou lire dans le firmament ou encore qui serait enseigné à ses disciples par un anachorète sur un autre continent, au-delà des mers ?
— Les bébés la connaissent, me répondit-elle. Ils connaissent la clef de l’univers avant d’avoir appris à parler, mais ils l’ont oubliée, pour l’essentiel, une fois qu’ils sont en âge de s’exprimer. C’est du moins ce que m’a dit quelqu’un, une fois.
— C’est ce que je voulais dire, quelque chose comme cela. Le livre marron est une compilation des mythes du passé, et il comporte une liste de toutes les clefs de l’univers – de tout ce que les gens à un moment ou à un autre ont prétendu être le Secret, soit après avoir parlé avec des mystagogues sur des mondes lointains, soit en ayant étudié le popol vuh des magiciens, soit encore à la suite d’une période de jeûne passée dans un tronc d’arbre sacré. Il nous arrivait souvent de les lire, Thècle et moi, et d’en parler ; l’un de ces dictons disait que chaque chose et chaque événement ont trois significations. La première est d’ordre pratique, ce que le livre appelle « la chose telle que la voit le laboureur ». La vache arrache une touffe d’herbe ; c’est une véritable vache et c’est de l’herbe véritable. Cette signification a autant d’importance que les autres, elle est aussi vraie. La seconde traduit la façon dont le monde se reflète en lui-même. Chaque objet y est en contact avec tous les autres, et c’est ainsi que le sage peut tous les connaître en observant le premier. C’est ce que l’on pourrait appeler la signification du prophète, car c’est celle qu’utilisent ces gens-là quand ils prédisent une rencontre heureuse en étudiant les traces laissées par les serpents, ou confirment l’issue favorable d’une entreprise amoureuse en posant l’électeur de cœur par dessus la sainte patronne de trèfle.
« Et la troisième signification ? demanda Dorcas.
— Il s’agit de la signification transsubstantielle. Étant donné que tous les objets trouvent leur origine ultime dans le Pancréateur, que c’est lui qui les a tous mis en mouvement, ils ne peuvent qu’exprimer sa volonté – qui est la réalité la plus haute.