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Sans que moi-même je m’en fusse rendu compte, l’assistance avait pu voir que Baldanders était en train de se libérer tout seul. Plusieurs femmes se mirent à crier, au fracas que firent ses chaînes en tombant sur la scène ; je regardai à la dérobée dans la direction du Dr Talos, pour savoir ce que je devais faire, mais lui-même bondissait vers les spectateurs, s’étant détaché avec encore moins de peine.

« Tableau, cria-t-il, tableau, tout le monde. » Je m’immobilisai, ayant appris ce que signifiait cette expression. « Noble assistance, vous avez suivi notre petit spectacle avec une attention digne d’éloges. Nous vous avons demandé un fragment de votre temps ; nous vous demandons maintenant un fragment de votre bourse. Vous saurez à la fin de la représentation ce qui va se passer, maintenant que le monstre a fini par se libérer de ses liens. » Le Dr Talos tendit son haut chapeau à l’audience, et j’entendis le tintement de plusieurs pièces qui y tombaient. « N’oubliez surtout pas qu’une fois qu’il est libre, il n’y a plus rien pour l’empêcher d’assouvir ses désirs les plus bestiaux. N’oubliez pas que moi, son bourreau, je suis actuellement attaché et livré à sa merci. N’oubliez pas que vous ignorez encore – merci, Sieur – l’identité de la silhouette mystérieuse aperçue par la comtesse au travers des rideaux de la fenêtre. Merci. Ni qu’au-dessus du cachot que vous voyez encore, la statue qui pleure – merci – continue toujours de creuser sous le sorbier. Vous vous êtes montrés très généreux de votre temps ; allons, soyez-le aussi de votre bourse, c’est tout ce que nous vous demandons. Un petit nombre d’entre vous se sont montrés grands seigneurs, mais nous n’allons pas jouer pour si peu de monde. Où sont donc les asimis brillants qui auraient dû pleuvoir de vos mains dans mon pauvre chapeau, depuis un bon moment ? Ce ne sont pas quelques-uns qui vont payer pour tous ! Si vous n’avez pas d’asimis, alors donnez des orichalques ; et si vous êtes même dépourvus de monnaie de cuivre, il n’y a personne qui n’ait pas un as au fond de sa poche ! »

Une somme suffisante une fois réunie, le Dr Talos se glissa de nouveau à sa place, et rajusta prestement l’appareil qui semblait le maintenir dans un corset hérissé de grands clous. Baldanders se mit à rugir et tendit les bras vers moi comme pour me saisir, permettant au public de voir qu’il était en fait retenu par une deuxième chaîne, restée jusque-là invisible. « Regardez-le, me lança le Dr Talos sotto voce. Et tenez-le en respect avec l’un des flambeaux. »

Je fis semblant de découvrir seulement à ce moment-là que Baldanders s’était libéré les bras et j’arrachai un flambeau de la torchère installée dans un coin de la scène. Mais à cet instant précis, les deux flambeaux se mirent à couler ; les flammes, qui jusqu’ici avait été jaune clair au-dessus d’un cercle écarlate, devinrent bleues et vert pâle, brasillèrent et crachèrent des étincelles, doublant et même triplant de volume avec un effrayant sifflement, avant de diminuer brusquement comme si elles allaient s’éteindre. J’agitai celle que je venais de prendre sous le nez de Baldanders en criant : « Non, non ! En arrière ! En arrière ! » encouragé de nouveau par le Dr Talos. Baldanders répondit en mugissant d’une manière encore plus furieuse qu’auparavant. Il se mit à tirer tellement fort sur ses chaînes que le portant auquel il était attaché se mit à craquer d’une manière inquiétante et que l’écume lui vint littéralement à la bouche, un liquide épais et blanchâtre qui coulait des commissures de ses lèvres et sur son menton, avant de tomber sur ses vêtements noirs et usés, où il laissait des taches semblables à des flocons de neige. Quelqu’un commença de crier dans la foule, et la chaîne se brisa, claquant comme le fouet d’un conducteur de mules. Le visage du géant était devenu hideux, comme fou, et je ne me sentais pas davantage disposé à l’arrêter que si je m’étais trouvé en face d’une avalanche ; mais avant d’avoir pu faire le premier pas pour me garer, il m’avait fait sauter la torche des mains et assommé d’un coup de son support métallique.

Je fus jeté à terre, mais je pus le voir arracher la deuxième torche et s’élancer sur le public avec les deux flambeaux à la main. Le hurlement des hommes submergea le cri strident des femmes – on aurait dit que notre guilde s’attaquait à une bonne centaine de clients à la fois. Je me remis debout, et j’étais sur le point d’attraper Dorcas, pour foncer nous abriter quelque part dans le hallier, lorsque je remarquai le Dr Talos. Son visage semblait rayonner de ce que je ne saurais appeler autrement qu’une méchante bonne humeur, et il prenait tout son temps pour se défaire de ses attaches. Jolenta était également en train de se libérer, et s’il était possible de déceler la moindre expression sur ce visage idéal, c’était le soulagement.

« Parfait ! s’exclama le Dr Talos. Vraiment parfait. Tu peux revenir maintenant, Baldanders ; ne nous laisse pas dans l’obscurité. » Puis, s’adressant à moi : « Avez-vous pris plaisir à cette première expérience des planches, maître Bourreau ? Pour un débutant qui joue sans même avoir répété, vous vous en êtes très bien sorti. »

Je réussis à lui faire un geste d’acquiescement.

« Sauf lorsque Baldanders vous a jeté à terre. Vous devez lui pardonner, il ne pouvait pas savoir que vous étiez trop peu au fait de la chose pour penser à vous laisser tomber. Suivez-moi, maintenant. Baldanders ne manque pas de talents, mais il ne faut pas compter au rang de ceux-ci l’art de trouver les aiguilles au milieu d’une meule de foin. J’ai d’autres lumières dans les coulisses, et vous m’aiderez, avec Innocence, à tout ramasser. »

Je ne compris pas sur le coup ce qu’il voulait dire, mais quelques minutes plus tard les flambeaux avaient repris leur place sur la scène, tandis qu’en face d’elle, équipés de lanternes sourdes, nous explorions le terrain piétiné. « C’est quelque chose comme un pari, m’expliqua le Dr Talos. Et j’avoue que j’aime ça. Les pièces dans le chapeau, c’est la sécurité – dès la fin du premier acte, je peux prédire le montant de la recette à un orichalque près. Mais les choses qu’ils laissent tomber ! Il se peut que l’on ne trouve que deux pommes et un navet – mais aussi tout ce que l’imagination est capable de se figurer. Nous avons une fois récupéré un cochon de lait. Délicieux, d’après ce que m’a dit Baldanders, qui l’a dévoré. Mais nous avons aussi trouvé un vrai bébé ; une canne à pommeau d’or, que j’ai conservée, des broches anciennes, des chaussures… Nous en trouvons souvent, et de tous les genres imaginables. Là ! voici une ombrelle de dame, dit-il en exhibant l’objet. Exactement ce dont nous aurons besoin pour abriter notre belle Jolenta du soleil, demain, lorsque nous marcherons. »

Jolenta se redressait comme les personnes qui s’efforcent de ne pas se tenir voûtées. Mais les formes vastes et onctueuses qui débordaient au-dessus de sa taille devaient faire un tel poids qu’elle était sans doute obligée de rejeter la colonne vertébrale en arrière pour en contrebalancer l’effet. « Si nous devons coucher dans une auberge ce soir, j’aimerais bien m’y rendre tout de suite, dit-elle. Je suis très fatiguée, docteur. »

Je me sentais moi-même épuisé.

« Une auberge ? Ce soir ? Gaspillage criminel de nos fonds. Envisagez plutôt les choses ainsi : la plus proche est de toute façon à une lieue d’ici, et il me faudrait une veille, avec l’aide de Baldanders, pour démonter la scène et emballer les accessoires – même si j’enrôlais notre ami l’Ange des Souffrances. À ce rythme, le temps que nous arrivions à ladite auberge, les coqs auront commencé de chanter, et des milliers de sots, au bas mot, vont se lever, claquer leurs portes et vider leurs seaux. »