Ceux qui ont payé le carnifex pour que l’exécution soit douloureuse ou au contraire indolore peuvent être assimilés aux traditions littéraires et aux modèles reconnus auxquels je suis tenu de me plier. Je me souviens d’un certain jour d’hiver, alors qu’une pluie froide tambourinait sur les fenêtres de la salle où se déroulait la leçon, et où maître Malrubius – voyant peut-être que nous n’avions pas la tête au travail, ou étant tout simplement lui-même peu disposé à enseigner – nous raconta l’histoire d’un certain maître Werenfrid ayant appartenu il y a fort longtemps à notre guilde. Il avait un pressant besoin d’argent et accepta la rémunération offerte par les ennemis du condamné comme celle de ses amis ; mais en disposant le premier groupe sur sa droite et le second sur sa gauche, il réussit à faire croire aux deux, grâce à son immense talent, que le résultat était dans les deux cas parfaitement conforme à leur attente. C’est exactement de la même manière que les tenants des traditions opposées font pression sur celui qui écrit des histoires. Oui, fût-il Autarque. Les uns désirent la facilité ; les autres, la richesse de l’expérience dans l’exécution… de l’œuvre littéraire. Or, il me faut essayer, alors que je me trouve devant le dilemme de maître Werenfrid, de satisfaire les deux ; c’est bien ce que j’ai tenté de faire.
Reste enfin le carnifex lui-même ; moi, autrement dit. Il ne lui suffit pas d’être loué par tout le monde. Il ne lui suffit même pas d’assurer ses fonctions d’une manière parfaitement correcte et conforme en tout point à l’enseignement reçu de ses maîtres et à la tradition. Il doit en outre, s’il veut lui-même tirer une entière satisfaction du moment où le Temps fera voler sa propre tête décapitée dans les airs, ajouter certains caractères particuliers à l’exécution, si insignifiants soient-ils, mais qui sont entièrement son fait et qu’il ne reproduira plus jamais. Ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra se sentir un artiste libre.
J’avais fait un étrange rêve, la nuit où j’avais partagé mon lit avec Baldanders ; je n’ai pas hésité à le rapporter en écrivant cette histoire, la relation des rêves faisant tout à fait partie de la tradition littéraire. Au point du récit où nous sommes maintenant rendus, alors que Dorcas et moi dormions en compagnie de Baldanders et de Jolenta, le Dr Talos assis à côté de nous, j’ai vécu quelque chose qui est soit plus, soit moins qu’un simple rêve – et là, je sors de la tradition. Je vous avertis, vous qui lirez plus tard cela, qu’il n’a que très peu de rapport avec ce qui va se passer tout de suite après ; je ne le transcris que parce que ce phénomène m’a intrigué au moment où il s’est produit, et que j’en tire une certaine satisfaction. Néanmoins, il se peut tout aussi bien qu’étant entré dans mon esprit à cette époque, et y étant toujours resté depuis, il ait affecté mon comportement au cours des événements qui vont suivre.
La Griffe à nouveau soigneusement cachée, je restai étendu sur ma vieille couverture, auprès du feu. La tête de Dorcas était auprès de la mienne, et mes pieds touchaient presque ceux de Jolenta. Baldanders était couché sur le dos de l’autre côté du feu, ses bottes aux fortes semelles parmi les cendres brûlantes. La chaise du Dr Talos était tout à côté de la main du géant, mais le dos tourné au feu ; lui-même y était-il assis ou non, le visage levé vers les étoiles, je ne saurais le dire ; pendant une partie du temps que prit mon demi-rêve, il me sembla avoir conscience de sa présence sur la chaise, alors qu’à d’autres moments, j’avais l’impression qu’il n’y était pas. Le ciel me parut devenir plus clair qu’il ne l’est habituellement en pleine nuit.
Des bruits de pas parvinrent à mes oreilles, mais sans pratiquement me déranger dans mon repos ; ils étaient à la fois lourds et feutrés. Puis il y eut le halètement d’une respiration et les reniflements d’un animal ; si j’étais éveillé, j’avais les yeux ouverts. Mais j’étais tellement sur le point de succomber au sommeil que je ne me retournai pas. L’animal s’approcha de moi et se mit à sentir mes vêtements et mon visage. C’était Triskèle ; il se coucha, et sa colonne vertébrale vint s’appuyer contre moi. Il ne me parut pas extraordinaire qu’il ait réussi à me retrouver, mais je me souviens avoir éprouvé un certain plaisir de le voir à nouveau.
J’entendis ensuite d’autres bruits de pas, une démarche ferme et lente d’homme ; je reconnus instantanément celle de maître Malrubius, telle que je l’avais si souvent entendue lorsqu’il arpentait les corridors des étages inférieurs de la tour, les jours où il faisait l’inspection des cellules ; c’était bien le même son. Il pénétra dans mon champ visuel. Sa cape était poussiéreuse, comme elle l’était la plupart du temps, sauf lors des grandes occasions ; il la serra autour de lui du même geste familier qu’autrefois, et il s’assit sur une caisse d’accessoires. « Sévérian ! Récite-moi les sept principes de gouvernement. »
Je dus faire un effort pour parler, mais je m’arrangeai (dans mon rêve, toujours s’il s’agissait bien d’un rêve) pour dire : « Je ne me souviens pas que nous ayons étudié un tel sujet, Maître.
— Tu as toujours été le plus dissipé de mes élèves », me répondit-il, sans rien ajouter.
Un mauvais pressentiment commença à s’emparer de moi ; j’avais l’impression que si je ne répondais pas, il se produirait quelque tragédie. Finalement, j’arrivai à murmurer faiblement : « L’anarchie…
— Ce n’est pas une forme de gouvernement, mais l’absence de tout gouvernement. Je t’ai appris qu’elle précédait tous les gouvernements. Maintenant, récite-moi la liste des sept principes.
— L’attachement à la personne du monarque. L’attachement à une lignée, soit par le sang, soit par toute autre règle de succession. L’attachement au code qui légitime le pouvoir de l’État. L’attachement à la loi, et à elle seule. L’attachement à un groupe d’électeurs, grand ou petit, qui dit la loi. L’attachement à la notion abstraite qui inclut un corps d’électeurs, les autres corps qui lui donnent naissance, et nombre d’autres éléments, essentiellement idéaux.
— Passable. Parmi ceux-ci, quel est le plus ancien, et quel est le plus élevé ?
— Leur développement se fait dans l’ordre que j’ai donné, Maître, répondis-je. Mais je ne me souviens pas que vous nous ayez jamais demandé lequel était le plus élevé de tous. »
Maître Malrubius s’inclina vers l’avant, et la flamme qui dansait dans ses yeux était plus brillante que les braises du feu. « Quel est le plus élevé, Sévérian ?
— Le dernier, Maître ?
— Tu veux dire l’attachement à la notion abstraite qui comprend le corps des électeurs, les autres corps qui lui donnent naissance, et nombre d’autres éléments, essentiellement idéaux ?
— Oui, Maître.
— De quelle sorte est ton propre attachement à la Divine Entité, Sévérian ? »
Je ne répondis rien. Peut-être étais-je en train de réfléchir à la question ; mais si c’était bien le cas, j’avais l’esprit trop embrumé de sommeil pour en être conscient. Au lieu de cela, je devins extrêmement attentif à mon environnement physique. Au-dessus de ma tête, le ciel, dans toute sa grandeur, semblait avoir été conçu pour mon seul bénéfice, et on aurait dit qu’on le soumettait à mon inspection. J’étais couché sur le sol comme sur une femme, et l’air qui m’entourait me paraissait aussi admirable qu’un cristal, aussi fluide que du vin.