— Oui ?
— Si tu m’avais autant haïe qu’Aghia, je t’aurais tout de même suivi.
— Je ne crois pas qu’Aghia te détestait. »
Dorcas tourna son regard vers moi, et je peux voir encore aujourd’hui son visage piquant, tout comme s’il se reflétait dans un puits d’encre vermillon sans une ride. Il était peut-être légèrement tiré et pâle, et encore trop enfantin pour être d’une grande beauté ; mais ses yeux étaient comme deux fragments d’azur, empruntés au firmament d’une planète attendant encore la venue de l’homme, et ils auraient pu rivaliser avec ceux de Jolenta elle-même. « Elle me haïssait », répéta doucement Dorcas. « Et elle me déteste encore plus maintenant. Te rappelles-tu l’état de prostration dans lequel tu te trouvais après le combat ? Tu ne t’es pas une seule fois retourné quand je t’ai entraîné. Moi, si, et j’ai vu son visage. »
Jolenta s’était plainte auprès du Dr Talos d’être obligée de marcher. La voix grave et triste de Baldanders nous parvint de l’arrière, tout d’un coup, « Je peux vous porter. »
Elle se retourna pour lui jeter un coup d’œil. « Quoi ? En plus de tout le reste ? » Il ne répondit pas. « Quand je dis que je ne veux pas marcher, ce n’est pas comme vous semblez le croire, pour avoir l’air d’une idiote à une bastonnade publique. »
J’imaginai le triste acquiescement du géant. Jolenta avait peur de paraître sotte, mais ce que je vais raconter maintenant pourra sembler encore plus ridicule, bien qu’étant parfaitement vrai. Toi, mon lecteur, pourras t’en réjouir à mes dépens. Car à cet instant-là, je fus frappé par la chance qui m’avait accompagné depuis que j’avais quitté la Citadelle. J’avais trouvé une véritable amie en Dorcas – elle était bien plus qu’une maîtresse, une véritable compagne, même si nous ne nous connaissions que depuis quelques jours. Derrière moi, le pas lourd du géant me rappela combien d’hommes sont condamnés à parcourir Teur dans la plus grande solitude. Je compris alors (ou du moins, crus comprendre) pourquoi Baldanders avait choisi d’obéir au Dr Talos, et consacrant ses forces considérables aux tâches, quelles qu’elles fussent, que lui imposait l’homme aux cheveux rouges.
Une main se posant sur mon épaule me tira de ma rêverie. C’était celle d’Héthor, qui avait dû remonter silencieusement notre petit convoi. « Maître », dit-il.
Je lui répondis de ne pas m’appeler ainsi, et lui expliquai mon rang de simple compagnon dans notre guilde, ajoutant qu’il était peu probable que j’atteigne jamais le niveau de la maîtrise.
Il acquiesça humblement. À travers ses lèvres entrouvertes, j’apercevais ses incisives cassées. « Maître, où allons-nous ?
— Au-delà des portes », dis-je. Je pensai en moi-même lui avoir fait cette réponse parce que je voulais qu’il suive le Dr Talos plutôt que moi ; mais en vérité, je rêvais à la beauté surnaturelle de la Griffe, et au plaisir que j’aurais à l’amener avec moi jusqu’à Thrax, au lieu de revenir sur mes pas et de retourner au centre de Nessus. D’un geste, je lui montrai la muraille d’enceinte, qui s’élevait maintenant au loin, et nous étions comme des souris au pied d’une forteresse ordinaire. Elle était noire comme un cumulus d’orage, et son sommet arrêtait la course des nuages.
« Je vais porter votre épée, Maître. »
Ses offres de service me parurent honnêtes, mais je me souvins que le complot ourdi par Aghia et Agilus était né du désir de s’emparer de Terminus Est. Et c’est d’un ton aussi ferme que possible que je lui répondis : « Non. Ni maintenant ni jamais.
— C’est pitié, Maître, que de vous voir marcher avec elle sur votre épaule ; elle doit être très lourde. »
J’étais en train de lui expliquer, d’une façon d’ailleurs tout à fait sincère, qu’elle n’était pas aussi pesante qu’elle le paraissait, lorsque au détour d’une colline en pente douce, nous arrivâmes en vue d’une grand-route toute droite, qui se terminait, au bout d’une demi-lieue, à la hauteur d’une porte immense ouverte dans la muraille. La chaussée était encombrée de toutes sortes de charrettes et de voitures ; les moyens de transport les plus divers étaient représentés, mais à cause du gigantisme de la muraille, toute cette activité et ce trafic se trouvaient réduits à l’agitation de fourmis traînant des débris et des miettes. Le Dr Talos se retourna, continuant à marcher à l’envers, et agita les bras en direction de la muraille, avec autant de fierté dans le geste que si c’était lui qui l’avait bâtie.
« Il me semble que certains d’entre vous n’ont jamais contemplé cette chose, n’est-ce pas ? Sévérian ? Mesdames ? Êtes-vous déjà venus jusqu’ici ? »
Jolenta elle-même prit la peine de secouer négativement la tête, et je répondis : « Non. J’ai passé ma vie au centre de la ville ou presque, en un endroit d’où la muraille était un simple trait noir à l’horizon, quand nous la regardions depuis le toit de verre, tout en haut de notre tour. Je suis sous le choc, je dois l’avouer.
— Les Anciens savaient construire, non ? Pensez donc : après tant de millénaires, il reste encore toute cette région libre de constructions que nous avons franchie aujourd’hui, uniquement destinée à permettre à la ville de s’agrandir. Baldanders, cependant, secoue la tête ! Ne vois-tu donc pas, mon cher malade, que tous ces bosquets, toutes ces riantes prairies que nous avons traversées pendant la matinée devront un jour laisser la place à des rues et à des maisons ?
— Cet espace n’a pas été prévu pour la croissance de Nessus, répondit Baldanders.
— Bien entendu, bien entendu. Je suis sûr que tu étais présent, et que tu sais tout de la question. » Le docteur cligna de l’œil à notre intention. « Baldanders est plus âgé que moi, si bien qu’il s’imagine tout savoir. Parfois. »
Nous nous retrouvâmes bientôt à environ une centaine de pas de la grand-route, et l’attention de Jolenta ne tarda pas à être accaparée par le trafic. « Si nous trouvons une litière libre, il faudra la louer pour moi, lança-t-elle au Dr Talos. Je ne serai pas en état de jouer ce soir si je dois marcher ainsi tout le jour. »
Le docteur secoua négativement la tête. « Vous oubliez que je n’ai pas d’argent ; bien entendu, vous êtes libre, si vous en trouvez une, de la payer de vos deniers. Mais si vous ne montez pas sur les planches ce soir, votre doublure prendra votre rôle.
— Ma doublure ? »
Le Dr Talos montra Dorcas d’un geste. « Je suis persuadé qu’elle meurt d’envie de prendre la vedette, et je crois qu’elle s’en tirerait très bien. Pourquoi croyez-vous donc que je l’aie laissée se joindre à nous et partager nos bénéfices ? Il y aura moins de modifications à faire qu’avec deux femmes.
— Elle suivra Sévérian, espèce d’idiot. Est-ce que lui-même n’a pas dit ce matin qu’il voulait faire demi-tour pour rejoindre les…» Jolenta se dirigea vers moi, et la colère la rendait plus belle que jamais. « Comment les avez-vous appelées ? Des Pelisses ?
— Des Pèlerines », répondis-je. À ces mots, un homme qui chevauchait un merychippus en bordure de route pour rester en dehors de la foule des hommes et des animaux, tira sur les rênes de sa petite monture. « Si vous cherchez les Pèlerines, me dit-il, il faudra suivre le même chemin que le mien – c’est-à-dire franchir les portes et non retourner vers la ville. Elles sont elles-mêmes passées par ici cette nuit. »
J’accélérai le pas jusqu’à ce que je puisse attraper la bâte de sa selle, et lui demandai s’il était bien sûr de cette information.