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« J’ai même été dérangé quand les autres clients, à l’auberge où j’ai couché, se sont précipités pour recevoir leurs bénédictions, me dit l’homme au merychippus. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu leur procession. Leurs esclaves portaient des dives illuminées par des chandelles, mais tenues à l’envers, et les prêtresses elles-mêmes avaient déchiré leurs habits. » Il avait un long visage à la peau abîmée mais plein d’humour, qui se plissa quand il sourit sardoniquement. « J’ignore ce qui n’allait pas, mais croyez-moi, leur départ a été quelque chose d’impressionnant et on ne pouvait pas s’y tromper – comme disait l’ours, vous savez, en parlant des pique-niqueurs. »

À l’adresse de Jolenta, le Dr Talos murmura : « Quelque chose me dit que l’Ange d’Angoisse que voici ainsi que votre doublure vont rester quelque temps de plus en notre compagnie. »

Comme la suite le prouvera, il ne se trompait qu’à moitié Nul doute que vous, qui avez peut-être vu la muraille très souvent et même franchi régulièrement l’une ou l’autre des portes dont elle est percée, n’allez pas manquer de vous impatienter à cette lecture ; mais avant de continuer le récit de ma vie, il me semble que je dois, pour ma propre tranquillité d’esprit, décrire ce rempart en quelques mots.

J’ai déjà parlé de sa hauteur. Rares sont les espèces d’oiseaux, je pense, capables de le franchir, en dehors de l’aigle, du grand tératornis des montagnes, et peut-être des différentes variétés d’oies sauvages. Les autres me paraissent exclues. Je m’attendais à être frappé par cette hauteur au moment où nous en atteindrions la base : cela faisait maintenant plusieurs lieues que nous l’avions bien en vue, et il suffisait de lever la tête et de voir les nuages l’effleurer comme des rides sur les eaux calmes d’un étang pour prendre conscience de son effarante altitude. La muraille est construite en métal noir, comme les murs de notre Citadelle, mais c’est précisément pour cette raison que la muraille me parut moins effrayante : les constructions que j’avais longées en ville étaient toutes en pierre ou en brique, et il ne m’était pas désagréable de retrouver le matériau que je connaissais depuis ma plus tendre enfance.

Franchir l’immense porte revenait néanmoins à pénétrer dans un tunnel de mine, et je ne pus réprimer un frisson. Je remarquai également qu’autour de moi, tous, à l’exception du Dr Talos et de Baldanders, avaient l’air de ressentir la même chose. Dorcas se mit à me serrer la main plus fort, et Héthor rentra la tête dans les épaules. Jolenta sembla admettre qu’en dépit de la dispute qu’ils venaient d’avoir, le Dr Talos pourrait la protéger ; mais comme il ne lui prêta nulle attention quand elle vint lui toucher le bras et qu’il continua son chemin en plastronnant, frappant régulièrement le sol de sa canne comme il le faisait sous la lumière du soleil, elle l’abandonna pour aller, à mon grand étonnement, se pendre à la courroie de l’étrier de l’homme au merychippus.

Les deux côtés du passage s’élevaient très haut au-dessus de nous, percés, à des intervalles assez éloignés, de fenêtres dont les vitres étaient taillées dans un matériau plus clair et pourtant plus épais que du verre. On voyait se profiler derrière elles des silhouettes mobiles d’hommes et de femmes, mais aussi de créatures qui n’étaient ni des hommes ni des femmes. Il s’agissait à mon avis de cacogènes, ces êtres pour lesquels l’averne est aussi peu dangereuse qu’une marguerite ou un œillet pour nous. Il y avait aussi d’autres bêtes avec quelque chose de trop humain en elles, si bien que des têtes pourvues de cornes nous jetaient des regards où se lisait une étrange sagesse, et que des bouches apparemment en train de parler exhibaient des dents comme des clous ou des crochets. Je demandai au Dr Talos quelles étaient ces créatures.

« Des soldats, me répondit-il. Ce sont les pandours de l’Autarque. »

Jolenta qui, dans sa frayeur, pressait l’un de ses seins plantureux contre la cuisse de l’homme au merychippus, dit d’une voix murmurée : « Dont la transpiration est un ruisseau d’or pour ses sujets.

— Et ils sont casernés à l’intérieur de la muraille, docteur ?

— Comme des souris, exactement. Son épaisseur a beau être immense, elle est partout criblée de galeries – c’est du moins ce que j’ai compris. Et ces galeries, ces salles, fourmillent de soldats innombrables, prêts à défendre leur position tout comme les termites défendent leur nid de terre séchée, de la taille d’un bœuf, dans les pampas du Nord. Cela fait la quatrième fois que nous traversons la muraille d’enceinte, Baldanders et moi, et la première porte que nous avons franchie est justement celle-ci, lorsque nous nous dirigions vers le sud ; après avoir parcouru Nessus, nous sommes sortis un an plus tard par la porte dite des Chagrins. Ce n’est que récemment que nous avons quitté le Sud, avec les maigres bénéfices que nous y avons réalisés mais en passant par une autre entrée méridionale, la porte des Louanges. À chaque passage, nous avons admiré l’intérieur du mur comme vous le faites, et ces mêmes visages des esclaves de l’Autarque nous ont regardés. J’ai la certitude qu’il s’en trouve beaucoup parmi eux qui ont la tâche d’identifier tel ou tel mécréant, et que dès qu’ils l’aperçoivent, ils jaillissent de leur trou pour s’en emparer. »

Sur ces mots, l’homme au merychippus (qui s’appelait Jonas, comme j’allais l’apprendre plus tard) intervint : « Je vous prie de m’excuser, Optimat, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que vous venez de dire ; néanmoins, si vous le désirez, je peux vous en apprendre davantage. »

Le Dr Talos me jeta un bref regard, et je vis ses yeux briller. « Voilà, ma foi, qui serait bien agréable, à condition de passer un petit accord. Vous ne parlerez que de la muraille d’enceinte et de ceux qui y demeurent. En d’autres termes, nous ne vous poserons aucune question personnelle. Courtoisie que, bien entendu, vous nous retournerez. »

L’étranger repoussa son chapeau bosselé sur la nuque, et je pus voir qu’à la place de sa main droite, il portait en fait une réplique en acier articulé de son membre manquant. « Vous m’avez encore mieux compris que je ne l’aurais voulu, comme disait l’homme en se regardant dans un miroir. Je dois avouer avoir espéré vous demander comment il se faisait que vous voyagiez en compagnie du carnifex, et pourquoi cette dame, la plus délicieuse que j’aie jamais vue, marchait dans la poussière. » Jolenta relâcha la courroie de l’étrier et lança : « Vous êtes pauvre, compère, si j’en crois votre apparence, et n’êtes plus tout jeune. Il ne vous appartient pas de poser des questions à mon sujet. »

En dépit de la pénombre sous la porte, je vis le rouge monter aux joues de l’étranger. Tout ce qu’elle avait dit était vrai. Il avait des vêtements usés et salis par la route, sans être toutefois aussi crasseux que ceux d’Héthor. Le vent avait ridé et tanné son visage. Il resta sans rien dire pendant environ une douzaine de pas, puis revint à son sujet. Il avait une voix sans inflexion, dont le ton ne montait ni ne baissait jamais, mais pleine d’humour à froid.

« Aux temps anciens, les seigneurs de cette terre ne redoutaient rien tant que leur propre peuple, et c’est pour se défendre contre lui qu’ils bâtirent une grande forteresse, au sommet d’une colline située au nord de la ville. Celle-ci ne s’appelait pas encore Nessus, car la rivière n’avait pas été empoisonnée.

« Nombre de gens du peuple furent en colère lorsqu’ils virent se construire la Citadelle, car ils considéraient avoir le droit d’abattre sans obstruction leur seigneur, s’ils le souhaitaient. Mais d’autres personnes débarquèrent un jour de ces vaisseaux qui voguent entre les étoiles, apportant trésors et connaissances. Parmi elles, se trouvait une femme qui ne rapportait rien, si ce n’est une poignée de haricots noirs…