– Je sais. Il m’est arrivé de le rencontrer mais j’avoue que j’aimerais le connaître un peu mieux. Bien qu’il n’ait guère plus de quarante ans, il a déjà sa légende...
Sa mémoire infaillible lui retraçait le portrait d’un homme mince, blond, élégant, d’un imperturbable sang-froid et bourré de talents. Outre qu’il était un savant fort versé dans la botanique, l’anatomie et les arts graphiques, le baron Louis était un grand chasseur devant l’Éternel, montait à cheval comme un centaure – il était l’un des rares cavaliers ayant la permission de monter les fameux Lipizzaners blancs de l’École d’équitation « espagnole » de Vienne – et c’était un remarquable joueur de polo. Célibataire endurci, il n’en adorait pas moins les femmes auprès desquelles il connaissait un vif succès. Quant à la légende de son flegme, elle était née avant la guerre, alors qu’il était encore très jeune, à l’inauguration du métro de New York où une panne de moteur et de ventilation s’était produite. Lorsque l’on avait sorti de ce mauvais pas les voyageurs transpirants, à moitié étouffés et à moitié déshabillés, le jeune baron avait reparu aussi net que s’il sortait des mains de son valet de chambre, n’ayant ôté ni sa veste ni son gilet et n’ayant, selon les sauveteurs sidérés, « pas même une goutte de sueur au front ».
– Il chasse en Bohême ces jours-ci mais, plus tard, je pourrai peut-être vous réunir. Je crois qu’il en serait très content : je lui ai déjà parlé de vous.
– Et... les autres membres de La Famille ? Vous les connaissez aussi ?
– Les Français, les Anglais ? Très bien, dit Aronov, qui ajouta avec un mince sourire : Un peu moins toutefois que le baron Louis. J’étais proche de son père. Je le suis toujours de lui. Mais parlons un peu de vous ? Il semble que vous ayez suivi mon conseil en ce qui concerne la belle lady Ferrals ?
Morosini haussa les épaules :
– Je n’ai guère eu de peine. Après le procès que vous avez certainement suivi, elle est partie pour les États-Unis en compagnie de son père. Quant à moi, je n’en ai plus eu la moindre nouvelle.
– Quoi ? Pas même un merci ? Deux lignes sur une carte ?
– Pas même.
Aldo s’était raidi quand son compagnon avait prononcé le nom de celle qu’il avait toujours quelque peine à oublier. Simon Aronov s’en aperçut :
– Et cela fait très mal ?
– Un peu, oui, mais avec le temps j’en viendrai à bout, affirma Morosini en attaquant ses cailles et, pendant quelques instants, les deux hommes mangèrent en silence, laissant les violons de l’orchestre les envelopper d’harmonie. Jusqu’à ce qu’Aronov demande :
– À mon tour de vous poser une question. Comment est-ce, Venise, pendant que Benito Mussolini règne à Rome ?
– Toujours aussi belle, toujours semblable à ce qu’en attend le visiteur occasionnel ou le couple en voyage de noces, soupira Morosini en haussant les épaules. En apparence tout y est normal... Mais en apparence seulement. Avant, on voyait parfois déambuler deux carabiniers. A présent, ce sont souvent des gamins en chemise et calot noirs. Ils vont par deux, comme les autres, mais mieux vaut les éviter le plus possible : ils se croient tout permis et sont volontiers agressifs au nom de la plus grande gloire de l’Italie.
– Vous n’avez pas eu de problème ?
– Non. Certes, les gens en place doivent faire allégeance au nouveau régime mais moi je ne suis qu’un honnête commerçant qui ne cherche noise à personne. Tant qu’on me laissera voyager à mon gré et traiter mes affaires comme je l’entends...
– Tenez-vous-en à cette sagesse ! C’est plus prudent.
Le ton soudain grave du Boiteux avait quelque chose d’impressionnant. Après un instant de silence, Morosini reprit :
– Vous souvenez-vous qu’à Varsovie vous m’avez annoncé la venue prochaine d’un... ordre noir, capable de mettre en danger toute liberté ?
– ... et à cause duquel il nous faut reconstituer le pectoral et ressusciter au plus tôt Israël en tant qu’État, compléta Aronov. Vous allez à présent me demander si le Fascio est l’ordre noir en question ?
– Exactement.
– Disons que c’est la première atteinte d’un mal terrible, un premier coup de vent avant la tempête. Mussolini est un histrion vaniteux qui se prend pour César et qui pourrait n’être que Caligula. Le véritable danger vient de l’Allemagne dont l’économie est détruite, les forces vives atteintes. Un homme à peu près illettré, inculte, brutal mais grandiloquent et habité d’un sombre génie tourné vers la guerre va s’efforcer de ressusciter l’orgueil allemand en glorifiant la force et en excitant les instincts les plus détestables. N’avez-vous pas entendu parler encore d’Adolf Hitler ?
– Vaguement. Une manifestation au printemps dernier, je crois ? Quelque chose qui ressemble assez aux démonstrations du Fascio ?
– Exact. L’aventure mussolinienne pourrait bien avoir donné des ailes à Hitler. Il n’est encore que le petit chef d’une bande paramilitaire mais j’ai très peur qu’un jour cela ne se change en un raz de marée capable d’engloutir l’Europe...
Les deux coudes sur la table, sa coupe entre les doigts, Simon Aronov semblait avoir oublié son compagnon. Son regard se perdait droit devant lui, dans un lointain où Morosini n’avait pas accès, mais la crispation de son visage disait assez que cette perspective n’offrait aucune image riante. Aldo allait poser une question au moment où il acheva sa phrase :
– Quand il sera le maître – et il le sera un jour –, les enfants d’Israël seront en danger de mort... Ainsi d’ailleurs que beaucoup d’autres enfants !
– Dans ce cas, coupa Morosini, pas de temps à perdre si nous voulons le gagner de vitesse. Il faut compléter le pectoral du Grand Prêtre au plus vite.
Aronov eut un sourire en coin :
– Vous y croyez donc, à notre vieille tradition ?
– Pourquoi n’y croirais-je pas ? bougonna Morosini. De toute manière et même au cas où Israël ne devrait jamais revivre en tant qu’État, si les remettre à leur place est le seul moyen d’empêcher ces sacrées pierres de nuire, je m’y dévouerai corps et âme. Le saphir et le diamant ont laissé tous les deux une trace sanglante et je suppose que les deux autres en font autant. Pour l’opale, si la malheureuse Sissi l’a portée, la cause est déjà entendue. Quant à celle qui s’en pare actuellement, les voiles funèbres dont elle masque son visage ne sont guère signe d’un bonheur éclatant... Il faut l’en débarrasser au plus vite !
– Je suis d’accord avec vous, bien entendu, mais allez-y doucement, murmura le Boiteux avec gravité. Il est possible qu’elle tienne à ce joyau plus qu’à toute autre chose. Peut-être même plus qu’à sa vie ? Si c’est le cas – et je le crains ! – l’argent sera sans pouvoir.
– Vous croyez que je ne le sais pas ? Et je suppose que, cette fois, vous n’avez pas de pierre de rechange comme pour les deux précédentes. Vous me l’auriez déjà dit.
– En effet. Une opale ne s’imite pas. Il est vrai que la Hongrie en produit et qu’il est peut-être possible d’en trouver une à peu près semblable. Je dis bien peut-être ! Mais le plus gros problème serait posé par la monture. Cette aigle blanche est composée de diamants assortis et d’une rare qualité. C’est un bijou de très haut prix qui, en dehors de toute appartenance à l’Histoire, est susceptible de tenter plus d’un voleur. Il est bon que la dame inconnue soit escortée d’un garde aussi imposant que le sien.
– Vous m’inquiétez : au cas où elle accepterait de vendre, seriez-vous en mesure de payer le prix demandé ?
– Sur ce point, soyez rassuré ! Je dispose de tous les fonds dont je peux avoir besoin. A présent, je vais vous quitter. Un grand merci pour cet agréable repas.